ÉDITION
Quand il s'agit d'exprimer l'idée d'édition, les langues hésitent entre deux racines qui sont représentées en français respectivement par le verbe « publier » et le verbe « éditer ». L'un vient du latin publicare, qui signifie « mettre à la disposition d'un public anonyme », l'autre du latin edere, qui signifie « mettre au monde ». Le français parle d'éditeur, et l'anglais de publisher, réservant editor au rédacteur en chef des journaux. L'allemand emploie Ausgabe pour l'édition d'un livre, mais Verlag pour l'entreprise d'édition que le russe désigne par izdatelstva, du verbe izdat, calque d'edere.
Ces hésitations traduisent la nature ambiguë de l'acte d'édition : l'éditeur est-il accoucheur ou marchand d'esclaves ? L'un et l'autre vraisemblablement. Est-il paré de la dignité professionnelle ou marqué de l'infamie mercantile ? Il est difficile pour la plupart des éditeurs d'assumer l'une et l'autre et cela pour deux raisons : d'abord parce que leur fonction est apparue récemment dans l'histoire, ensuite parce qu'elle ne cesse de se modifier.
Histoire
Le « publieur » antique
Depuis la plus haute antiquité, il a toujours existé des systèmes de diffusion de la parole, et d'abord de la parole orale. Des conteurs populaires aux images parlantes relayées par satellite en passant par les places publiques des cités grecques, les auditoria de Rome, les cours d'amour, les veillées des chaumières, les salons, les cafés littéraires, les théâtres, les cinémas et les « transistors », lacommunication de bouche à oreille n'a jamais fait défaut à la production intellectuelle.
Elle a pourtant une faiblesse. Plus que toute autre forme de communication, elle a la maîtrise de l'espace, mais il lui manque la maîtrise du temps. Elle ne reste pas, elle ne dure pas, elle ne revient pas en arrière et, à moins d'une pédagogie de la mémoire qui n'est pas à portée de tout le monde, elle ne permet pas la stratification intellectuelle, l'accumulation des expériences. Seule la communication écrite possède la maîtrise du temps et quand, grâce à l'invention du livre, il y a quelque trente siècles, elle a aussi conquis la maîtrise de l'espace, la mobilité, l'ubiquité, elle est devenue la forme privilégiée de la communication culturelle.
Dès lors se sont posés des problèmes de fabrication et de distribution. Le livre n'a de sens que s'il est reproduit en un nombre appréciable d'exemplaires et mis à la disposition des lecteurs en un nombre appréciable de points. Dans les cités antiques, le premier problème était plus difficile à résoudre que le second car le seul procédé de reproduction connu – la copie manuelle – ne permettait pas de grands « tirages ». Il existait pourtant de véritables entreprises, ateliers de bibliopoles d'Athènes ou scriptoria de Rome, qui pouvaient publier des éditions de plusieurs centaines d'exemplaires. Sorti des mains du copiste, le volumen, rouleau de papyrus collé, pouvait trouver sa place dans un pot sur les rayons d'une librairie de la ville ou bien être envoyé le long des routes commerciales vers quelque centre intellectuel comme Athènes, Alexandrie, Rome, Lyon ou Byzance.
L'entrepreneur antique était donc plus un « publieur » qu'un « éditeur ». La fonction d'édition proprement dite, c'est-à-dire la responsabilité du choix et de la préparation d'un texte à « mettre au monde », incombait à de beaux esprits ou à des érudits. C'est encore en ce sens que de nos jours on appelle « éditeur » le savant qui établit un texte, le corrige et l'annote.
L'éditeur
Lorsque la copie industrielle reparut dans le monde occidental vers la fin du xiiie siècle, il en était tout autrement. Il s'agissait d'alimenter les étalages des librarii et stationarii rassemblés autour des universités. Le livre devint rapidement l'arme principale de cette tentative de révolution culturelle qu'on appelle la Renaissance. Au xive siècle, il dut répondre au nouveau besoin de lecture né dans des couches sociales jusque-là incultes, comme l'aristocratie, ou absorbées par d'autres préoccupations, comme la grande bourgeoisie marchande. C'est précisément dans les villes commerciales où cette bourgeoisie prospérait que l'économie du livre rencontra ses premiers problèmes, modestes encore il est vrai, de distribution de masse. Elle y réagit en adoptant une technique de reproduction plus rapide et moins coûteuse que la copie à la main. L' imprimerie européenne est née à Mayence. Elle aurait pu naître à Gênes, à Venise où l'on utilisait depuis longtemps le papier, à Francfort, à Amsterdam, à Anvers ou dans quelque autre ville hanséatique.
Mais cette fois il n'était plus question de fabriquer et de vendre des livres sans avoir une politique du livre, sans agir sur le contenu du livre. L'imprimerie à sa naissance se caractérise par l'alliance des humanistes et des hommes d'affaires. Les imprimeurs du xve siècle ne sont plus simplement des « publieurs », mais des éditeurs au sens plein du mot.
Les choix qu'ont faits Gutenberg à Mayence, Caxton à Londres, Koburger à Nuremberg, Manuzio à Venise, et plus tard les Estienne à Paris, Plantin à Anvers, les Elzévir à Leyde ont façonné pour plusieurs siècles le visage de la culture européenne. On parle souvent du rôle des Bibles imprimées dans le mouvement des esprits de la Renaissance et de la Réforme. Mais il n'y a pas que des Bibles parmi les incunables. On y trouve de grandes œuvres littéraires du Moyen Âge sauvées de l'anonymat et rendues à la vie. On y trouve des romans de chevalerie, des ouvrages d'héraldique ou de comptabilité, des manuels d'échecs et toutes sortes de lectures utiles ou agréables qui faisaient froncer les sourcils des clercs latinisants attachés aux traditions. Car, et cela est essentiel pour l'histoire de l'édition, la nouvelle dimension du livre apportée par l'imprimerie lui ouvre un nouveau public, lui donne un nouveau contenu et une place nouvelle dans la société.
Très vite la fonction de l'éditeur se précise. Avec Wynkyn de Worde, successeur de Caxton, la librairie de détail apparaît à Londres. À la fin du xvie siècle, elle est entièrement spécialisée et l'éditeur lui délègue la diffusion. L'imprimeur se spécialise moins vite, mais de plus en plus souvent il travaille à la demande d'un commanditaire et sous sa responsabilité. Imprimeurs et libraires se partagent et quelquefois se disputent l'initiative de l'édition.
L'industrie du livre
Il faut attendre le xviiie siècle et les débuts de l'entreprise capitaliste pour voir apparaître l'éditeur qui n'est qu'éditeur. En Angleterre, Richardson était imprimeur, mais le groupe financier qu'il forma avec quelques-uns de ses collègues pour l'édition de divers livres – et notamment des siens – était déjà une entreprise d'édition. Diderot fut en France sinon le premier, du moins le plus célèbre parmi les premiers éditeurs à l'état pur. Ce sont déjà tous les problèmes de la profession – certains sont encore très actuels – qu'il expose en 1767 dans sa Lettre sur le commerce de la librairie.
Diderot parle de libraires et de librairie. Le terme d'éditeur devait apparaître quelque temps plus tard et c'est probablement à Napoléon qu'on le doit lorsqu'une loi exigea que toute publication eût un « éditeur responsable ». L'idée est un peu policière, mais elle a certainement contribué à la prise de conscience de l'éditeur en tant que tel, car c'est effectivement la responsabilité de l'éditeur qui le distingue de l'imprimeur et du libraire.
Dans l'Europe du xixe siècle, il s'est parfois agi d'une responsabilité pénale, mais, avec la naissance de la grande entreprise capitaliste, c'est la responsabilité financière qui domine. La révolution industrielle a gagné l'imprimerie dans les premières années du siècle, permettant des tirages jusque-là inconnus, aussi bien pour les livres que pour les journaux. Cela correspond à un changement d'échelle du public auquel s'adresse l'édition et qui désormais sera dominé par la petite bourgeoisie et même une partie du prolétariat. L'éditeur devient un industriel du livre. De grandes dynasties se fondent. La plus typique est celle Murray à Londres, dont le fondateur, John Murray Ier, venu d'Écosse, s'était installé à la fin du xviiie siècle comme petit libraire-éditeur. Son fils, John Murray II, a publié à partir de 1810 les premiers auteurs à grand tirage connus dans l'histoire de l'édition : Walter Scott et Byron. Alors qu'aucun livre jusqu'à cette époque n'avait été vendu à plus de quelques milliers d'exemplaires – à l'exception de rares pamphlets politiques –, ces auteurs passent d'un coup le cap des cent mille.
Désormais, le problème majeur de l'édition est celui de l'investissement et du risque financier. Le mouvement était en marche depuis le xviiie siècle, et l'édition s'était déjà débarrassée d'une partie des structures corporatives qui limitaient notamment le rendement de l'imprimerie. La recherche de la rentabilité est un des soucis principaux d'un homme comme Diderot. En France, les arrêts du Conseil de 1777 avaient établi les bases d'une législation réglementant d'une manière cohérente les rapports économiques entre auteurs et libraires, mais l'avaient assortie d'un contrôle administratif rigoureux. C'est la loi des 19 et 24 juillet 1793 qui devait donner à l'édition des règlements modernes et efficaces. Elle resta en vigueur avec quelques amendements jusqu'à la loi du 11 mars 1957, qui régit actuellement en France les rapports des auteurs et des éditeurs. En même temps s'élaborait une législation internationale. Les premiers grands accords internationaux pour la protection de la propriété littéraire sont ceux que la France a passés en 1851 avec la Grande-Bretagne et le Portugal. C'est seulement en 1886 que la convention de Berne a jeté les bases d'un système multinational pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Révisée et amendée plusieurs fois, cette convention, signée dès 1886 par 46 pays, est encore en vigueur. Une nouvelle convention a été conclue à Genève en 1952 grâce aux efforts de l' U.N.E.S.C.O. C'est également l'U.N.E.S.C.O. qui a présidé à un certain nombre d'autres accords techniques concernant les tarifs postaux, les taxes douanières et l'aide aux pays en voie de développement dans le domaine du livre.
L'édition s'est développée comme une grande industrie classique jusqu'au milieu du xxe siècle. C'est alors que sont apparus les grands « empires » héréditaires de l'édition. À Londres, John Murray VII règne sur les mêmes bureaux où John Murray II, il y a cent cinquante ans, recevait Byron et Walter Scott. Certaines de ces dynasties sont issues de l'imprimerie comme Tauchnitz en Allemagne, ou de la librairie, comme Hachette en France.
Déléguant la fabrication matérielle du livre à l'imprimeur et la vente de détail au libraire, l'éditeur en vient même à se décharger sur une maison spécialisée de la distribution de gros. Il a de plus en plus le rôle du maître d'œuvre dans l'élaboration du fait littéraire. Il a une influence directe et responsable sur la vie culturelle de son pays. Hetzel, par exemple, qui fut l'éditeur de Balzac et de Jules Verne, fut associé avec Jean Macé au développement des bibliothèques publiques et au grand mouvement de culture populaire lancé par la Ligue de l'enseignement. Un inspirateur placé à la tête d'une grande maison d'édition a parfois donné le ton à la vie du milieu littéraire pendant plusieurs générations. Ce fut le cas notamment de Jean Paulhan à la tête de la Nouvelle revue française (N.R.F.) entre les deux guerres.
L'époque contemporaine
Le grand fait de la seconde moitié du xxe siècle est l'apparition du paperback (littéralement, livre broché, par opposition aux éditions normales, généralement cartonnées dans les pays anglo-saxons) qu'on appelle aussi « livre de poche ». Dès la fin du xviiie siècle, des tentatives avaient été faites en Angleterre pour fournir au lecteur populaire, au lieu des grossières éditions de colportage, des livres à bon marché. Ce sont les progrès techniques de l'édition qui ont permis aux éditions Penguin d'offrir à partir de 1935 des livres d'un nouveau type : présentation agréable, texte de qualité, prix très bas. La formule fut perfectionnée pendant la Seconde Guerre mondiale par les éditeurs des États-Unis afin de fournir des lectures aux millions de soldats américains dispersés dans le monde. Ainsi commença à partir de 1950 une sorte de « révolution du livre » qui devait changer les structures et les dimensions de l'édition. Il en sera question plus loin. L'édition traditionnelle a continué à se développer, bien que la pénurie croissante de papier dans la plupart des pays du monde, ait considérablement augmenté le prix des livres. Cependant, la généralisation de nouvelles techniques d'imprimerie comme l'offset, la photocomposition, la composition par ordinateur ainsi que l'amélioration des procédés de reproduction de couleurs, ont favorisé la généralisation des publications légères. Bien qu'encore insuffisante et timide, il existe maintenant une production appréciable de livres dans les pays en voie de développement.
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Écrit par
- Robert ESCARPIT : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'université de Bordeaux-III, directeur de laboratoire associé des sciences de l'information et de la communication
- Philippe SCHUWER : auteur, éditeur
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