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MITTELEUROPA

Une modernité sceptique

La réunion au sein de la monarchie habsbourgeoise d'une grande variété de cultures placées, pour certaines d'entre elles, depuis le dernier tiers du xixe siècle, sur un pied d'égalité avec la culture allemande en matière de politique éducative, universitaire et artistique, a suscité une école d'anthropologie d'une exceptionnelle richesse. L'encyclopédie géographique et ethnographique Die österreichisch-ungarische Monarchie im Wort und Bild réunit une documentation très précise sur tous les peuples et sur toutes les provinces de la monarchie. L'espace rédactionnel, équitablement réparti entre tous les « paysages » de l'empire, symbolise l'orientation authentiquement pluraliste de cette encyclopédie.

L'affirmation des nationalités

Seule une vision optimiste et, en l'occurrence, déformante peut interpréter le voisinage des langues, les littératures et des cultures en Europe centrale comme un gage de fécondité du dialogue interculturel. Ce type de « métissage culturel » existe dans quelques cas heureux. Mais l'autre processus, hélas ! tout aussi fréquent, a été analysé par Ludwig Gumplowicz, qui nous présente le monde habsbourgeois comme le théâtre d'une guerre entre groupes sociaux et ethniques. Les théories de ce professeur de l'université de Graz, dominées par un pessimisme digne de Hobbes, n'étaient que le durcissement et l'exagération d'une interprétation sans illusion de la réalité politique. Né à Cracovie en 1838, fils de la bourgeoisie juive de Galicie, Gumplowicz avait rêvé dans sa jeunesse d'une assimilation parfaite à la culture polonaise. Son œuvre Race et État (1883 ; deuxième édition intitulée La Guerre des races, 1909) est explicitement présentée comme l'aboutissement d'une série de déceptions : elle analyse le potentiel dangereux d'une Europe centrale transformée en champ clos des chauvinismes nationaux, des antagonismes ethniques et sociaux, et finalement des racismes en tous genres et de l'antisémitisme.

Le paradoxe de la Mitteleuropa habsbourgeoise tient à la manière dont le système autrichien, en Cisleithanie, a conçu l'autonomie culturelle des nationalités à l'époque des compromis constitutionnels qui, dans chaque territoire, devaient codifier l'équilibre entre majorité et minorités. Il s'agissait de pacifier les régions de peuplement mélangé en séparant les groupes ethnico-linguistiques. En Moravie, par exemple, on ne pouvait pas être tchèque et allemand en même temps. Il fallait être l'un ou l'autre. En majorité, les Juifs (qui, aux yeux de l'administration, n'avaient pas de langue propre, puisque ni l'hébreu ni le yiddish n'avaient le statut de langue nationale) optaient pour l'identité linguistique allemande.

Le pluralisme multiculturel de la société habsbourgeoise avait ainsi abouti à la fragmentation de la « citoyenneté culturelle », au cloisonnement de la société, dans chaque territoire, en communautés « nationales » définies au premier chef par la langue. En Cisleithanie, cette cohabitation sans cohésion ne conduisait pas à la « supranationalité », mais à un curieux alliage de citoyenneté habsbourgeoise et de « nationalité privée » tchèque, polonaise, serbe, croate, slovène, italienne, roumaine, ruthène ou allemande. Les Juifs de la monarchie habsbourgeois furent-ils aussi « supranationaux » que le suggère Joseph Roth ? En réalité, les Juifs d'Autriche-Hongrie furent entraînés comme les autres par le mouvement d'affirmation des nationalités.

Modernité, en Mitteleuropa, jusqu'à 1938, rime avec pluralité : multiethnicité, multiculturalité. Cette interculturalité génératrice de conflits est aussi la principale explication de la singulière créativité de l'Europe centrale habsbourgeoise[...]

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Pour citer cet article

Jacques LE RIDER. MITTELEUROPA [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Milan Kundera - crédits : Louis Monnier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Milan Kundera

Robert Musil - crédits : Imagno/ Getty Images

Robert Musil

Autres références

  • CANETTI ELIAS (1905-1994)

    • Écrit par Jacques LE RIDER
    • 2 424 mots
    • 1 média
    Ayant connu dans son enfance la Belle Époque à l'est de l'Europe, en Bulgarie, puis à l'ouest, en Angleterre, avant de vivre en Autriche et en Allemagne les années convulsives de l'entre-deux-guerres, Elias Canetti est, selon les mots de Claudio Magris, « une des voix de cette...
  • LA CONSCIENCE DE ZENO, Italo Svevo - Fiche de lecture

    • Écrit par Gilbert BOSETTI
    • 988 mots
    • 1 média

    Après l'insuccès de ses deux premiers romans, Une vie (1892) et Sénilité (1897), ignorés par la critique italienne alors que leur auteur n'est encore à Trieste qu'un sujet de l'Empire austro-hongrois, Italo Svevo (1861-1928) a renoncé à toute ambition littéraire. Toutefois, bien qu'absorbé...

  • HARMONIA CÆLESTIS (P. Esterházy)

    • Écrit par Jacques LE RIDER
    • 936 mots
    • 1 média

    Dans la magnifique floraison de la littérature hongroise d'aujourd'hui, se détache l'œuvre puissante et originale de Péter Esterházy. Depuis Trois anges me surveillent (1989), Le Livre de Hrabal (1990), Une femme (1998) et L'Œillade de la comtesse Hahn-Hahn - en descendant le Danube...

  • L'HOMME SANS QUALITÉS, Robert Musil - Fiche de lecture

    • Écrit par Jacques LE RIDER
    • 1 077 mots
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    Dans la deuxième partie se développe « l'Action parallèle » : un comité d'intellectuels et de hauts responsables politiques, économiques et militaires viennois s'efforce de programmer un événement autrichien qui serait capable de faire écho et contrepoint aux cérémonies de l'anniversaire de l'avènement...
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