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MACHIAVEL (1469-1527)

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Permanence

Permanence aussi, d'un certain mode. L'acuité phénoménologique des « récits explicatifs » machiavéliens assure à ces descriptions un à-propos qui n'est pas seulement superficiel, mais évidemment stratégique lorsqu'il est question d'organiser intelligemment les champs divers de l'exercice pragmatique, qu'ils soient politiques ou non. Dans cette optique, il est possible que les machiavéliens modernes les plus notoires ne soient plus intéressés directement par le seul univers politique, comme c'est le cas, par exemple, avec les écoles sociologiques qui analysent le fonctionnement des systèmes institutionnels en général (Michel Crozier, par exemple : Le Phénomène bureaucratique, 1963 ; L'Acteur et le système, 1977). Les travaux de Claude Lefort, comme ceux de Marcel Gauchet, ont un objet machiavélien plus clairement centré sur la politique. Machiavel lui-même ne s'était réellement intéressé qu'à la pratique politique ; ce faisant, il en avait pointé des caractères manifestement constitutifs.

La première caractéristique de l'univers politique peut s'énoncer ainsi : produire du pouvoir, c'est produire de la différence et de l'hétérogénéité sociale. La concurrence est ici, au sens propre, essentielle, c'est-à-dire nécessaire, alors que dans d'autres domaines elle peut être tenue pour accidentelle : je peux vouloir que tout le monde soit en bonne santé, et pas seulement moi (et que cela constitue une différence avec tous les autres). Si l'on pose, comme le fait Machiavel, que tous veulent le pouvoir (ou du moins qu'il est prudent de partir de cette hypothèse, quitte à la rectifier au cas par cas), la victoire provisoire d'un des prétendants au pouvoir fait cesser pour un temps la guerre de tous contre tous. Cette guerre n'est pas close par cette victoire : la différence entre celui qui règne et ceux qui ne règnent pas réside seulement en ceci que, pour un temps, l'un a réussi alors que les autres ont échoué. Le prince, selon Machiavel, est plus proche de l'homme selon Clausewitz que de celui de Hobbes. Cent trente ans après la mort de Machiavel, l'auteur du Léviathan rechercha, lui, un principe de légitimité qui avait été étranger à l'horizon du Florentin.

La dialectique du pouvoir comme différence hante l'univers politique comme l'aporie congénitale qui le frappe d'une espèce de damnation. Le pouvoir politique, en effet, a ceci de très particulier qu'il ne peut ni complètement s'avouer ni complètement être tu. Il ne peut, en effet, ni dire ni laisser penser qu'il est le pouvoir par le jeu de la simple division des rôles sociaux : on n'est pas prince par une compétence locale, comme on est menuisier dans une société où les autres ne le sont pas parce qu'ils font autre chose. Dès lors, il est enfermé et condamné au mutisme, ou au bavardage, ce qui revient au même. D'un côté, il est le prince, nul autre ne l'étant dans le même temps que lui ; sous peine de se dissoudre, il lui faut la pompe et la majesté. Mais s'il insiste trop sur sa singularité et l'arbitraire de sa position, il met en danger son droit de légiférer « au nom de tous ». Trop transparent, il devient banal ; trop extérieur, il se découvre étranger, usurpateur ou occupant. L'enfer du politique est de ne pouvoir se donner dans une affirmation totalement révélatrice de soi : essence peu lisible donc, voilée et obscure, passage obligé des destins humains mais en même temps oblique, détourné, opaque et très imparfaitement conceptualisable.

L'autre caractéristique que le machiavélisme pointe avec une acuité qui lui est propre concerne le domaine de l'action en général (l'action politique y étant concernée de façon exemplaire, mais non unique) : il y a toujours de l'espace[...]

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Pour citer cet article

Jean-François DUVERNOY. MACHIAVEL (1469-1527) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Média

<it>Machiavel</it>, attribué à A. Pollaiuolo - crédits :  Bridgeman Images

Machiavel, attribué à A. Pollaiuolo

Autres références

  • LE PRINCE, Nicolas Machiavel - Fiche de lecture

    • Écrit par et
    • 734 mots
    • 1 média

    Comprendre les enjeux de l'écriture du Prince implique d'avoir à l'esprit les incessantes guerres d'Italie et leur effet sur Florence, la cité de Machiavel (1469-1527). Tout a été bouleversé par l'arrivée des troupes françaises en Italie en 1494. À Florence, l'...

  • ALTHUSSER LOUIS (1918-1990)

    • Écrit par et
    • 4 570 mots
    Le texte le plus bouleversant de l'œuvre posthume d'Althusser est sans aucun doute Machiavel et nous, fruit d'un long détour par Machiavel commencé en 1962 et jamais terminé. Althusser présente le problème de Machiavel comme celui du commencement à partir de rien, c'est-à-dire d'une révolution. En...
  • ART (notions de base)

    • Écrit par
    • 3 282 mots
    ...l’individu-artiste contribuant par la beauté qu’il produit à magnifier l’individu de pouvoir qui le soutient. Ce n’est nullement un hasard si, à la même époque, le Florentin Machiavel (1469-1527) est le premier à concevoir la politique comme relevant d’un acte créateur, d’une volonté individuelle, du vouloir...
  • BODIN JEAN (1529-1596)

    • Écrit par
    • 4 649 mots
    • 1 média

    Les œuvres de Jean Bodin sont maintenant traduites en plusieurs langues ; souvent rééditées, elles font l'objet de nombreuses études aussi bien en Italie et aux États-Unis qu'en France ; Bodin apparaît aux yeux des critiques comme l'un des plus grands philosophes politiques de tous les temps. Cela...

  • BORGIA CÉSAR (1476-1507)

    • Écrit par et
    • 949 mots

    Fils naturel du futur pape Alexandre VI, né vers 1476, probablement à Rome, mort le 12 mai 1507, près de Viana (Espagne), César Borgia a élargi le pouvoir politique de la papauté et a tenté d'établir sa propre principauté dans le centre de l'Italie. Sa politique inspira le Prince...

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