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ARAGON LOUIS (1897-1982)

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L'envers du temps

S'ouvre alors dans son œuvre une troisième période, à la faveur d'un roman-charnière d'une folle démesure, La Semaine sainte (1958), auquel la critique fit un triomphe quasi unanime alors qu'elle avait boudé le cycle du Monde réel, dont il découle cependant. (La débâcle des troupes fidèles à Louis XVIII en direction des Flandres n'évoque-t-elle pas la drôle de guerre si minutieusement reconstituée déjà dans Les Communistes ?) Toutes les ressources de l'érudition et du style y concourent au récit d'une boueuse chevauchée : ce déroutant sujet ne laisse pas d'évoquer la situation personnelle d'Aragon et le drame qui l'oppose à sa fidélité politique, à l'heure où l'avenir se ferme. Cette absence d'avenir (l'auteur vient d'avoir soixante ans) fait aussi la trame, ou le drame, du Fou d'Elsa (1963), l'un des plus longs poèmes de notre littérature, d'une érudition aussi vertigineuse que La Semaine sainte ; Grenade assiégée en 1492 et l'agonie du royaume arabo-musulman d'Andalousie y reflètent bien plus que la guerre d'Algérie. Simultanément Aragon a laissé paraître Elsa, Les Poètes, Le Voyage de Hollande, rassemblé la documentation d'une Histoire de l'U.R.S.S. en trois volumes..., tout en dirigeant Les Lettres françaises. Cette précipitation d'une extraordinaire fécondité fraye dans l'écriture, en effet, le retour d'une certaine « folie » : ce sera le dernier mot de La Mise à mort (1965), « roman du réalisme » ou de l'affrontement d'un chant de femme, d'un miroir à trois faces et de deux narrateurs persécutés-persécuteurs. Le métalangage recouvre désormais la fiction ; l'écriture s'affouille, vertigineusement ; le malheur, le délire d'aimer s'exaspèrent dans les citations d'Othello. En politique aussi, Aragon vérifie qu'il n'y a pas d'amour heureux. En 1967, Blanche ou l'oubli approfondit cette crise, au cours de laquelle un narrateur-linguiste s'acharne à reconstituer à travers le puzzle des mots, de quelques romans et de son passé les circonstances du départ de sa femme qui, de fait, anticipe de trois ans sur la mort d'Elsa (juin 1970).

On pouvait craindre d'Aragon qu'il ne survive pas à celle-ci. Par une brusque volte-face, on le vit au contraire s'amouracher publiquement de quelques jeunes gens, reprendre ses errances dans Paris et publier encore deux de ses plus grands livres : le monumental Henri Matisse, roman (commencé à Nice en 1941 et édité en 1971), où le « défi » reçu de cette peinture lui permet d'éclairer sa propre écriture, et Théâtre/roman (1974) où la danse de mort des mots fracasse toute « représentation » possible. Parallèlement, Aragon prit soin d'enrichir la republication de son Œuvre poétique (à partir de 1974) de précieuses mises au point, comme il l'avait fait du vivant d'Elsa pour la moitié de leurs Œuvres romanesques croisées. Tant il est vrai que la dimension critique ou métalinguistique n'est jamais absente de ses textes, dont l'un des enjeux est de savoir comment une littérature se crée, et comment son auteur s'y retrouve, ou s'y fuit.

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Grenoble-III-Stendhal, dirige l'édition des œuvres romanesques d'Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade

Classification

Pour citer cet article

Daniel BOUGNOUX. ARAGON LOUIS (1897-1982) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

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