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ARAGON LOUIS (1897-1982)

Le cycle du « Monde réel »

Il voit le jour avec Les Cloches de Bâle (1934). Ce roman inaugure une analyse critique de la France bourgeoise de 1890 à 1940, ainsi qu'une remontée aux années de l'enfance. On admire que pour éclairer celle-ci, comme il l'admet dans ses préfaces, Aragon ait éprouvé le besoin de reconstituer dans le détail de ses rouages un monde de cette ampleur. Car si le surréalisme est désormais critiqué comme stade idéaliste, voire solipsiste, de l'écriture, l'auteur ne le quitte au profit du « réel » qu'afin de mieux s'expliquer les destinées individuelles et les mécanismes de classe de la pensée. L'enchaînement dans le même roman de l'histoire de Diane, de Catherine et de Clara ne figure-t-il pas, par la voie des femmes et sans didactisme excessif, les trois époques que lui-même a successivement traversées : la fascination pour le grand ou le demi-monde, la révolte anarchiste, l'engagement responsable enfin, qui sait rallier l'organisation et les buts de la classe ouvrière ? Le tarissement de son écriture poétique est compensé durant cette période par une production romanesque régulière (Les Beaux Quartiers, prix Renaudot 1936, Les Voyageurs de l'impériale, qu'il boucle à la veille de la déclaration de guerre), et une activité intense de journaliste : à L'Humanité où il débute par les chiens écrasés, à la revue Commune – « Pour qui écrivez-vous ? » –, puis au quotidien Ce Soir dont il assume la direction avec J.-R. Bloch à partir de 1937. La « drôle de guerre » (celle qu'on fait aux communistes pour ne pas la faire à Hitler) lui laisse un goût particulièrement amer, et c'est avec un paradoxal soulagement qu'il participe, à l'âge de quarante-deux ans, aux combats de la guerre proprement dite, toujours en qualité de médecin auxiliaire ; engagé des Flandres à la Dordogne, en passant par Dunkerque et l'Angleterre, il montre à l'épreuve du feu un courage physique et une abnégation qui lui vaudront la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. La démobilisation marque pour lui le début de la Résistance, qu'il mènera en zone sud en constituant un réseau d'intellectuels à travers quarante-deux départements ; en diffusant aussi, sous son propre nom puis clandestinement, des poèmes qui, sur des mètres traditionnels repris d'une tradition remontant aux troubadours, exaltent l'amour d'Elsa et la France opprimée (Le Crève-Cœur, Les Yeux d'Elsa, Brocéliande, Le Musée Grévin, La Diane française...). Cette pratique, théorisée comme contrebande, ne se limite pas dans son œuvre à cette période particulièrement faste pour son génie, qui coïncide alors pleinement avec l'attente de la « foule malheureuse » (pour citer l'envoi de Blanche ou l'oubli, en inversion du happy few stendhalien). Parallèlement, il trouve le temps de rédiger la longue rêverie sentimentale d'Aurélien, l'un des sommets romanesques de cette œuvre, et, peut-être, de notre langue, même si sa parution n'est pas bien accueillie à la fin de 1944 par les camarades de combat d'Aragon : tout ce qui fait aujourd'hui l'ambiguïté et la richesse de ce roman – la méditation sur le piège amoureux, les dérives morales de l'ancien combattant et les diversions esthétiques du jeune bourgeois « errant dans Césarée », la reconstitution des années folles, condamnées sans doute mais du même coup nostalgiquement ressuscitées, l'écart entre l'imaginaire, les mots, les sentiments et leur peu de réalisation, d'incarnation effective... – cadrait mal avec les espoirs nés de la Libération. L'immédiat après-guerre ne lui est pas favorable ; quel rôle exact joua-t-il dans l'épuration, au niveau du Comité national des écrivains ? Touchant cette période, certaines plaies demeurent vives, comme les polémiques qu'attisera[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Grenoble-III-Stendhal, dirige l'édition des œuvres romanesques d'Aragon dans la Bibliothèque de la Pléiade

Classification

Pour citer cet article

Daniel BOUGNOUX. ARAGON LOUIS (1897-1982) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • AURÉLIEN, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par Philippe DULAC
    • 1 001 mots
    • 1 média

    Aurélien est sans doute une des œuvres où Aragon a mis le plus de lui-même. Rédigée durant les années d'Occupation et de Résistance, à un moment où Elsa Triolet songeait à le quitter, c'est aussi l'une des plus amères et des plus désenchantées. Le roman prend place dans le cycle du Monde...

  • ÉCRITS SUR L'ART MODERNE, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par Marianne JAKOBI
    • 1 090 mots

    Écrits sur l'art moderne se présente comme un recueil hétérogène de 51 textes rédigés par l'écrivain Louis Aragon (1897-1982) entre 1918 et 1980. Le titre rétrospectif donné par l'éditeur donne une fausse impression d'unité ; il ne doit pas masquer le fait qu'il s'agit de textes...

  • LE ROMAN INACHEVÉ, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par Yves LECLAIR
    • 979 mots
    • 1 média

    Le Roman inachevé de Louis Aragon (1897-1982) a été publié aux éditions Gallimard en novembre 1956. Autobiographique, ce « poème » (ainsi qu’il est sous-titré) marque chez l’auteur un retour à soi, à la tradition lyrique ainsi qu’à l’amour, au-delà des désillusions personnelles et politiques. Issu...

  • LES YEUX D'ELSA, Louis Aragon - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 963 mots

    À la suite du Crève-Cœur (avril 1941), qui avait marqué son retour à la poésie après dix ans d'interruption, Louis Aragon (1897-1982) publie en mars 1942 aux Cahiers du Rhône, à Neufchâtel, Les Yeux d'Elsa. Ce recueil, qui rassemble des poèmes parus en revues entre juin 1941 et...

  • AFFICHE ROUGE L'

    • Écrit par Stéphane COURTOIS
    • 2 508 mots
    • 2 médias
    ...écarter nombre de militants de la MOI. Tous ces facteurs participèrent à l'occultation des FTP-MOI. Le groupe Manouchian est connu, quant à lui, grâce au poème publié en 1956 par Louis Aragon, « Strophes pour se souvenir », où il rendait hommage à ces résistants étrangers. Ce poème, inspiré par la lettre...
  • BRETON ANDRÉ (1896-1966)

    • Écrit par Marguerite BONNET
    • 4 872 mots
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    Des prédilections communes, la foi dans les pouvoirs de la poésie ont rapproché de lui, dans les années 1917-1918, Louis Aragon et Philippe Soupault. En mars 1919, ils fondent une revue, Littérature, qui publie les Poésies de Ducasse, les Lettres de guerre de Jacques Vaché, mort (accident ou...
  • BRETON ANDRÉ - (repères chronologiques)

    • Écrit par Jean-François PÉPIN
    • 654 mots

    19 février 1896 Naissance de Breton à Tinchebray, dans l'Orne.

    1914-1918 Première Guerre mondiale.

    1916 Infirmier militaire à Nantes, Breton y fait la connaissance de Jacques Vaché. En mai, il rencontre Guillaume Apollinaire.

    1917 Fait la connaissance de Philippe Soupault, puis de Louis...

  • FERRAT JEAN (1930-2010)

    • Écrit par Alain POULANGES
    • 2 264 mots

    « C'était un homme engagé mais il n'était pas hurleur de sentences. Il le faisait avec poésie. » C'est ainsi que Georges Moustaki dépeint son ami Jean Ferrat. Artiste porté par l'idéal communiste, depuis le début des années 1950, Ferrat a signé quelque deux cents chansons qui...

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