JARMUSCH JIM (1953- )
Jim Jarmusch a su créer un univers cinématographique à la fois désespéré et laconique, fondé sur la stylisation du comportement de personnages situés aux marges de la société, des mythes urbains et culturels. Rattrapé par le temps et la culture des vidéoclips, l'auteur de BrokenFlowers(2005) s'en distancie et devient, à partir des années 2000, un cinéaste néoclassique qui fait évoluer et vieillir ses personnages avec lui-même.
En 1971, Jim Jarmusch se rend d'Akron (Ohio, où il est né le 22 janvier 1953) à New York pour étudier la littérature. Il s'essaie également à la pratique musicale. D’abord attiré par le jazz et le punk-rock (il compose la musique de son premier film, Permanent Vacation, 1980, avec John Lurie), il trouve, en passant derrière la caméra, un style personnel issu du croisement de divers héritages culturels : la Nouvelle Vague française, Nicholas Ray, dont il fut l'élève, et Wim Wenders, qu'il assista lors du tournage de Nick'sMovie (1979). Lié, à la fin des années 1970, au mouvement informel de la no wave cinématographique new-yorkaise qui regroupait des personnalités telles qu'Eric Mitchell, Amos Poe, Michael Oblowitz, fascinés à la fois par l'avant-garde et les séries télévisées, le glamour hollywoodien et la pratique du Super-8, Jarmusch en légitime certains aspects : dandysme désabusé des « antihéros » de ses fictions, travail dans l'ascétisme ; création, grâce à la complicité de musiciens comme John Lurie, Tom Waits, Iggy Pop, d'une modernité froide où les personnages évoluent dans un état second, à la manière de somnambules. Le style européen des films de Jarmusch l'éloigne de certains de ses contemporains « modernistes » comme Tim Burton, Spike Lee ou Quentin Tarantino. Néanmoins, l'auteur de Year of the Horse (1997) demeure profondément américain, notamment par ses choix musicaux.
Une masculinité à la dérive
Jim Jarmusch affirme avoir des ascendants tchèques, allemands et irlandais. Il vit à New York depuis l'âge de dix-sept ans. Attiré par l'Europe, il séjourne quelques mois à Paris en 1974 et fréquente la Cinémathèque française : Antonioni, Mizoguchi, Ozu le marquent alors. De retour aux États-Unis, il s'inscrit à la New York University Graduate School où il aura Nicholas Ray comme professeur. En 1980, son film de fin d'études, Permanent Vacation, est remarqué dans de nombreux festivals. Déjà on devine, à travers les déambulations d'un adolescent amateur de jazz, qui se perçoit comme un « touriste en congé permanent », cette appétence de l'auteur pour la description des marginaux. Proche d'une forme de documentaire subjectif, Permanent Vacation nous montre un New York « déguisé » en ville du Tiers Monde ou en cité victime d’un séisme. Ce périple d'un personnage solitaire, en quête de lui-même à travers la visite de quelques lieux privilégiés, se retrouve, un quart de siècle plus tard, dans BrokenFlowers, mais également dans Paterson (2016), film de la maturité.
Jarmusch tourne ensuite un court-métrage The New World (1982). Wenders va l’aider en lui donnant les chutes d'un de ses films pour qu’il en fasse un long-métrage : ce sera StrangerthanParadise (1984), entièrement conçu en noir et blanc, tout comme l'opus suivant, Down by Law (1985), qui reçoit la Caméra d'or à Cannes. Jarmusch a clairement établi son style : un cinéma pointilliste, découpé en sketches (jusqu'à Dead Man, 1995), et jetant un regard désabusé sur ses contemporains. L'esthétique, chez lui, est directement liée aux conditions matérielles de fabrication. StrangerthanParadise décrit les rapports difficiles mais jamais réellement conflictuels entre Eva, une jeune Hongroise nouvellement débarquée aux États-Unis, et son cousin Willie (interprété par John Lurie) qui l'accueille fraîchement. Il est toujours flanqué de son ami Eddie. Le film, élaboré sur deux ans, ne pouvait présenter une texture unie : il est construit en trois parties (New York, Cleveland, Floride). Comme pour couper le cordon ombilical qui le relie à Wenders, Jarmusch trousse ici un faux road-movie. Contrairement aux œuvres de l'aîné où le paysage sert de révélateur à l'angoisse existentielle des protagonistes (comme ce sera le cas dans BrokenFlowers), les trois comparses de StrangerthanParadise sortent rarement de leur hôtel, vivent dans un éternel présent et ne semblent pouvoir exprimer leurs affects que par l’ellipse ou l’acte manqué. On note, symptomatiquement, que l’amour physique est peu présent dans le monde de Jarmusch. Axé essentiellement sur une vision tour à tour humoristique ou désabusée de l'homme, son cinéma n’en fait pas moins une place de choix aux femmes, en particulier dans la deuxième partie de Mystery Train (1988), deux sketches de Night on Earth (1991), le court-métrage Int. Trailer. Night (2001), et surtout dans BrokenFlowers et OnlyLoversLeft Alive. Le choix de dépeindre une masculinité à la dérive ne suppose en rien un regard misogyne.
Down by Law (1985) dresse la cartographie complète de la galaxie jarmuschienne en même temps que son esthétique s'enrichit de travellings et d'une nouvelle séduction formelle due au directeur de la photo, Robby Müller, qui excelle dans le rendu du noir et blanc. Trois losers échouent pour des raisons diverses en prison : ils sont interprétés par les musiciens John Lurie et Tom Waits (également concepteurs de la bande-son) et par l'acteur italien Roberto Benigni. Jarmusch se crée une famille avec des artistes contemporains, hétérodoxes dans leurs goûts, mais tous doués d'une profonde ironie. Ce clan s’agrandira encore avec Night on Earth. Quoique bâti d'un bloc, Down by Law se présente en trois parties : la vie des antihéros au début, leur rencontre en prison et leur évasion. Situé en Louisiane, le film emprunte beaucoup à l'esthétique de studio et évoque parfois le cinéma d'un Josef von Sternberg. Mais ce baroquisme de façade n'influe pas sur la thématique de Jarmusch : en dépit des efforts de Benigni pour communiquer avec ses comparses, chacun demeure isolé en lui-même. La fin est révélatrice de ce dandysme froid : malgré une certaine complicité, les personnages interprétés par Lurie et Waits se séparent sans regret. Cette peinture d'une amitié virile, apparemment vouée à l'échec et à l'indifférence, constituera le matériau essentiel de la collection de courts-métrages Coffee and Cigarettes (1986-2003) où divers interprètes – acteurs et musiciens – de la saga jarmuschienne (Roberto Benigni, Iggy Pop, Tom Waits, Isaach de Bankolé) brodent autour du thème de la dangerosité du café et des cigarettes, en de très brefs et splendides haïkus en noir et blanc. Sous les dehors de la dérision, une fraternité pudique les lie les uns aux autres.
Dans Mystery Train, quatre étrangers se retrouvent à Memphis : un couple de jeunes Japonais venus visiter ce temple du rock, une Italienne échouée là par hasard et un Anglais, Johnny, resté sur place pour l'amour d'une autochtone qui le quitte. On note ici quelques changements dans la construction du film. Bien que bâtis par fragments, les précédents opus de l'auteur étaient soutenus par un scénario linéaire qui s'accompagnait d'un trajet. À l’inverse, les trois actions parallèles de Mystery Train se passent au même moment, dans le même hôtel, mais dans des chambres différentes. Jarmusch traite ses personnages de la même manière que le mythe de Presley, dieu tutélaire de Memphis : avec distance et ironie.
Night on Earth conduit le cinéaste à élaborer une fiction en partie située hors des États-Unis et à sortir des mythologies purement américaines. La construction sérielle esquissée avec Mystery Train est ici amplifiée. Cinq chauffeurs de taxi, dans cinq villes (Los Angeles, New York, Paris, Rome, Helsinki), choisies parce que Jarmusch y a des complices (John Cassavetes, Spike Lee, Claire Denis, Aki et Mira Kaurismäki, représentés par leurs acteurs), embarquent au même moment des passagers avec qui ils vont avoir des rapports conflictuels, mineurs ou majeurs. D’où autant de croquis et de scènes d'ambiance autour des préoccupations favorites de l'auteur : le refus du succès, l'incommunicabilité, la dérision de l'exil. Jarmusch excelle encore une fois dans la chronique du quotidien, un quotidien qui pourrait être banal sans le regard « oblique » de l'auteur.
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Écrit par
- Raphaël BASSAN : critique et historien de cinéma
Classification
Média
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- Écrit par Raphaël BASSAN
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Après deux tentatives pour aborder, de biais, le cinéma de genre (le western avec Dead Man, 1995, le film d'action dans Ghost Dog, 1999), Jim Jarmusch revient, avec Broken Flowers (2005), à la peinture dépouillée du monde contemporain tel qu'il l'a esquissée dès Stranger than Paradise...
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