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BACH JEAN-SÉBASTIEN (1685-1750)

Une vie d'apparence simple, prédestinée à concevoir une œuvre sans précédent, suffisamment longue pour la mener à bien, suffisamment régulière pour ne point l'entraver. Une curiosité inlassable, un enrichissement constant. Une expansion souveraine, merveilleusement délivrée sinon de fatigues et même de dépressions, mais de reniements de soi et de ce que l'on pourrait appeler les logiques du désastre. Bach n'eut pas de tranches de vie à biffer. S'il est vrai, comme l'exprimait si bien un jeune philosophe grec, Démétrius Platon Sémélas, que « la musique adore les contrastes tout autant qu'elle abhorre les contraires », on peut dire que tout ce qui pouvait enrichir la musique afflua, chez Bach, avec une telle puissance que ce qui pouvait aller contre en fut banni, par simple conséquence naturelle. C'est la première grâce que nous avons à constater, et la plus heureuse chance. D'où s'ensuivit ce titre de père de la musique. En somme, un géniteur tel qu'il devint une référence pour un ensemble assez impressionnant de musiciens. Référence posthume et, par là, sujette à une foule de propriétés, souvent discutables. Il y a un cas Jean-Sébastien Bach, de la même manière qu'il y a un axe Jean-Sébastien Bach. On assiste, en effet, à toute une gravitation autour de lui de la pensée musicale des grands qui suivirent et le connurent. Tels s'en éloignent, puis s'en rapprochent. Mais qui pourrait ne pas constater que l'on ne se réfère qu'à une présence phénoménale, dont on ne peut avoir, ordinairement, qu'un sens tout subjectif et menacé d'illusions, pour autant que les traditions se soient trompées à son sujet ? C'est chose faite. Il y a, une fois de plus, maldonne, et nos « sublimes » sont à repenser.

Passionné de musique et de liberté

Jean-Sébastien Bach naquit le 21 mars 1685, à Eisenach. Il était le quatrième fils de Johann Ambrosius Bach et d'Elisabeth née Lämmerhirt, sa femme. Sans doute, comme c'était la tradition dans une famille vouée à la musique, commença-t-il ses premières études avec son père, « musicien de ville » et renommé pour sa maîtrise instrumentale. Mais celui-ci mourut alors que Jean-Sébastien atteignait sa dixième année. Il lui avait donné ses premières leçons de violon et d'autres instruments à cordes, et avait, pense-t-on, demandé à son frère de lui enseigner la technique de l'orgue. Bon écolier, bon latiniste, l'enfant se pliait aisément aux disciplines, encore qu'il eût une véhémence naturelle et un franc-parler dont il ne se départit jamais. (Nous dirons tout de go que, fort de ses évidences, il n'hésita jamais à les brailler, fût-ce dans la maison du Seigneur, dans laquelle il habitait comme chez lui.)

Orphelin, il lui fallut un tuteur chez qui il pût vivre. Ce fut son frère aîné Johann Christoph, organiste dans la petite ville d'Ohrdruf, non loin d'Eisenach. Jean-Sébastien demeura cinq ans dans la nouvelle demeure, contribuant aux frais de ménage en chantant dans les chœurs, car il avait une ravissante voix de soprano. Il devint senior à l'école, dès l'âge de quatorze ans, alors que la moyenne était d'environ dix-sept. Il se montra de plus en plus expert en latin et en théologie luthérienne (on sait que la théologie fut toujours pour lui un objet de délectation, et presque sa marotte). C'est son frère aîné qui lui enseigna le premier le jeu du clavecin. Il eut, du reste, beaucoup de peine à refréner l'élan du jeune élève qui voulait dévorer les étapes, non sans un certain désordre. Jean-Sébastien poussait l'envie jusqu'à dérober des partitions interdites pour les recopier au clair de lune. Il semble que le fils aîné ait été jaloux du benjamin prodige. Considérant bientôt qu'il ne pouvait être longtemps à la charge de son frère, Jean-Sébastien se fit agréer comme choriste au gymnase de Lüneburg. Il y suivit toutes les classes.

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Sans doute, et ce fut un des lourds regrets de sa vie, aurait-il aimé poursuivre ses études dans une université. Mais, n'ayant pas les moyens matériels de réaliser son rêve, il décida d'entrer comme violoniste dans l'orchestre du duc de Weimar. L'adolescence était finie.

Commence alors, pour Jean-Sébastien, une période de conquêtes. Autodidacte sans en être un, et plus indépendant qu'autodidacte, il va s'exercer à son métier, quotidiennement, avec passion, rejetant tout ce qui tend à l'entraver dans la libre recherche de son art.

Quelques mois après son arrivée à Weimar, il se fait nommer organiste dans la petite ville d'Arnstadt (l'orgue de son église étant tout neuf !). Nous sommes en 1704. Quatre ans plus tard, il ne supporte pas que le conseil municipal l'accuse d'une absence interminable : il était allé à Lübeck, entendre l'illustre Buxtehude jouer de l'orgue dans les Concerts du soir, qui faisaient courir tant de mélomanes, et avait oublié le temps et même sa fiancée, Maria Barbara ! « Quatre mois au lieu de quatre semaines », et l'on avait chuchoté que Buxtehude lui avait offert la main de sa propre fille, malheureusement un peu disgraciée et dont personne ne voulait. Ce fut là le seul ennui qui sortit Bach de son enthousiasme. Excédé aussi de la réputation d'intransigeant et de batailleur qu'il s'est faite à Arnstadt, Bach s'en va à Mülhausen, en 1707.

Jean-Sébastien Bach - crédits : Rischgitz/ Hulton Archive/ Getty Images

Jean-Sébastien Bach

Il s'y marie avec Maria Barbara, sa cousine. Et, de nouveau, les disputes éclatent entre ses supérieurs et lui. Il boude surtout le surintendant Fröhne, qui est piétiste et qui considère la musique comme une source de dépravations. C'est insulter « un des plus doux présents de Dieu », et l'affaire va mal. De plus, Bach veut un carillon à son orgue qu'il pourrait manœuvrer avec ses pieds. Ce serait encore un charme et un camouflet pour le rigorisme des piétistes. Par surcroît, fort des leçons de Lübeck, il tend à un style hardi, très « coloriste », riche de timbres et d'ornements, de contrastes rares et savants ; bref, il veut montrer tout ce qu'il sait et nul n'en veut. Il agace et gêne. En conséquence, un an après, nouvelle fuite. En juin 1708, il retourne à Weimar, et là, pendant neuf ans, il exercera les charges d'organiste et de musicien de chambre ; en 1714, il ajoutera à ses titres celui de Konzertmeister.

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Rien ne pouvant durer, Bach, devenu un éblouissant organiste et quasi légendaire (« C'est le diable ou Bach en personne ! »), jouissant d'une situation fort honorable, ayant des élèves brillamment doués et une vie de famille sans cesse enrichie de nouvelles naissances, Bach donc prit ombrage de ce qu'à la mort du Kapellmeister Drese on fît appel au fils de celui-ci, médiocrement doué, pour assumer cette charge, et non pas à lui. Ce fut le prétexte. En fait, le duc le punissait, ce faisant, d'entretenir des relations amicales, voire insolentes, avec son neveu Ernst August, dont il ne pouvait souffrir les idées ni le caractère. Le duc était allé jusqu'à interdire toute relation avec son neveu ; ce qu'apprenant, Bach n'eut de cesse qu'il n'ait offert à Ernst August, son élève, et à la barbe de l'oncle redouté, un concert d'anniversaire et un compliment écrit de sa meilleure plume ! C'était pousser loin le plaisir de fustiger le pouvoir, et la mort du vieux Drese avait fourni au duc une excellente occasion de riposter. Bach voulut donc partir.

Fort opportunément, son ami, le duc Ernst August, avait une sœur qui, en 1716, avait épousé le prince Léopold d'Anhalt-Köthen. Celui-ci, passionné de musique, apprenant que Bach aimerait se rendre à sa cour, se fit un devoir de réorganiser le corps des musiciens. Il offrait à Jean-Sébastien des conditions excellentes. La cour était calviniste, et la musique religieuse n'y trouvait donc point d'expansion possible. Mais, et c'est ce qui alléchait Bach, la musique de concert avait à la cour grande importance et le compositeur élu pourrait y débrider toute son invention. Bach ne pensait pas que le duc de Weimar ferait opposition à sa demande de congé, et irait jusqu'à le mettre en prison (du 6 novembre au 2 décembre 1717). Mais cela n'eut d'autre effet que de renforcer sa hargne. Finalement, le duc, voyant que Bach ne céderait pas, lui notifia et son congé et sa disgrâce.

Le séjour de Bach à la cour de Köthen fut un des plus heureux de sa vie. Le prince Léopold, musicien lui-même, favorisait toutes les entreprises de son Konzertmeister, et ne l'empêchait pas d'entreprendre des voyages dans les grands centres musicaux. Bach, à cette époque, se passionne pour les diverses formes du concerto et de la suite, et en compose, si l'on en juge par les comptes du relieur chargé d'assembler les diverses parties de ses œuvres, une quantité impressionnante. C'est une énorme perte pour la musique que de n'avoir pu retrouver la plus grande partie de ces ouvrages. C'est à Köthen qu'il entreprit de composer tout un groupe de pièces pour la formation de son fils aîné, Wilhelm Friedmann, qui manifestait des dons remarquables pour la musique. Cela nous vaudra ce Klavierbüchlein qui fit tant pour sa gloire, et qui demeure un des ensembles les plus impressionnants de l'art pédagogique, tel qu'un grand musicien peut l'entendre.

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Mais en juillet 1720, alors que l'aîné vient d'atteindre sa dixième année, un malheur frappe la maison : Maria Barbara meurt. Jean-Sébastien se trouvait alors en Bohême, à Carlsbad, où le prince Léopold faisait sa cure d'eaux. Lorsque Bach revint, il apprit que sa femme était déjà enterrée. Ce fut un des coups les plus affreux qu'il eut à subir. On sait combien il était profondément religieux, et combien lui fut apaisante et douce l'idée même de la mort. Il aima toujours ce prolongement d'éternité, au plus secret de lui-même, et sa foi ne fut jamais séparable de la plus totale confiance. Cela, sans doute, lui rendit moins terrible cette rupture soudaine avec la présence de celle qui l'avait secondé dans toutes ses premières luttes.

La famille Bach, Rosenthal - crédits : Bettmann/ Getty Images

La famille Bach, Rosenthal

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Mais, pour un homme semblable – et fort occupé –, il ne pouvait être question de laisser trop longtemps ses enfants seuls. De plus, il ne voulait pas d'un déséquilibre engendré par trop de solitude ni d'une mélancolie qui allait à l'encontre de sa foi. Il remarqua, quelques mois après, Anna Magdalena Wilcken, ravissante jeune fille de vingt ans, cantatrice à la cour et fille d'un trompette de l'orchestre princier. Dès décembre 1721, ils se marièrent. Bach avait trente-six ans.

Ce ne fut que lorsque le prince, devenu veuf, décida de se remarier avec une princesse d'Anhalt-Bernburg que les perspectives s'assombrirent. La princesse n'aimait pas la musique, et le prince, occupé par des soucis de réfection de ses appartements et de reconstitution de sa garde, se fit plus lointain. Bach, ne se sentant plus aussi aimé et indispensable, commença à rechercher un autre poste. Ce devait être, après d'infinies tergiversations, le cantorat à l'école Saint-Thomas de Leipzig.

S'il est vrai que les vingt-cinq années passées en cette ville virent naître une des parties les plus grandioses de l'œuvre de Bach, il est vrai aussi qu'elles furent les plus pénibles. On peut dire qu'il s'y est enlisé malgré lui. Le détail de ses querelles avec ses supérieurs et les notables de la ville ferait tout un volume. On n'avait pas voulu de lui dès le commencement. On espérait que Telemann prendrait la place. Bach ne fut accepté, pour ainsi dire, que par pis-aller. Le conseiller Platz a fort bien dit la chose : « Puisque nous n'avons pas pu obtenir le meilleur, nous devons nous contenter d'un médiocre. » Quant à l'école Saint-Thomas, elle était vétuste ; les élèves y étaient mal logés et mal nourris, les disciplines archaïques. Bach se voyait astreint à enseigner le latin ou à surveiller les classes tout autant qu'à essayer de faire chanter ses cantates avec des éléments dont l'art de vocaliter et d'instrumentaliter était défaillant. Ni son indépendance, ni son libéralisme, ni son bon sens, et moins encore son génie – qui adorait les prouesses – n'y trouvaient leur compte.

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À la mort de Christiane Eberhardine, femme de l'électeur de Saxe (septembre 1727), Bach essaya, en composant son Ode funèbre, de se prémunir contre les attaques du conseil de l'université, qui lui était hostile, puisqu'il n'avait pas de grade supérieur. Vainement. Et toutes les tentatives réitérées de fuir Leipzig, au long des années – fait du reste assez étrange –, échouèrent. Pendant ce temps, les chefs-d'œuvre s'accumulaient. Si les élèves de Saint-Thomas et surtout ceux de l'université, à l'inverse des notables, aimaient profondément la musique du grand cantor, il ne semble pas que l'auditoire des officiels s'en soit grandement ému. Même une partition aussi prodigieuse que La Passion selon saint Matthieu ne souleva aucun enthousiasme, et on lui trouva des allures d'opéra !

Ainsi s'écoula l'existence de Bach à Leipzig, divertie quelquefois par des voyages, dont le plus heureux fut celui qui le conduisit à Berlin, chez Frédéric le Grand, qui le reçut avec de grands égards.

Pendant l'hiver de 1749-1750, le grand musicien, qui avait toujours souffert de myopie, subit une opération aux yeux, car sa vue avait baissé au point de le laisser presque aveugle. L'opération échoua et il perdit complètement la vue. Le 18 juillet 1750, soudainement, il la recouvra, mais quelques heures après il fut terrassé par une attaque d'apoplexie. C'était la fin. Il mourut dans la soirée du 28 juillet, et fut enterré au cimetière Saint-Jean.

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Il laissait une œuvre dont on pourrait dire qu'à elle seule elle est une Europe de la musique, magnifiée et portée à un degré d'autonomie incomparable. Quoi qu'il ait entrepris, il n'échoua en rien, et, hormis certaines pages de jeunesse, un peu irrégulières, il porta son art à un point de maturité et d'équilibre sans équivalent. De surcroît, toute son œuvre est préservée, comme par miracle, de toute scolastique. Nul n'est d'une plasticité aussi fine et tendre, nul n'est plus inventif, nul ne respire aussi aisément dans les architectoniques les plus subtiles et les plus fortes. Il est un des musiciens les plus libres et les plus logiques de l'histoire. On ne peut s'étonner, en conséquence, de la fascination de son œuvre sur les générations qui la connurent. Les contrastes mêmes que l'on y voit démontrent la richesse de sa substance et l'infinité de ses pouvoirs.

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Écrit par

  • : compositeur, inspecteur principal de la musique au ministère de la Culture, Paris

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Jean-Sébastien Bach - crédits : Rischgitz/ Hulton Archive/ Getty Images

Jean-Sébastien Bach

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