COMMUNISME Mouvement communiste et question nationale
La formation du modèle soviétique (1917-1945)
La question nationale dans la stratégie de la IIIe Internationale
Confrontée aux querelles nationales et aux conflits frontaliers qui agitent en permanence l'Europe centrale dans l'entre-deux-guerres, la IIIe Internationale n'a pas arrêté une position de principe de nature à lui donner une ligne de conduite homogène et cohérente dans ce domaine. Les débats théoriques qui agitaient le mouvement social-démocrate avant la Première Guerre mondiale n'ont plus cours et les décisions du mouvement communiste international sont entièrement déterminées par les enjeux stratégiques de la lutte contre les démocraties libérales et les États qui leur sont alliés, puis contre la menace fasciste en Europe et dans les dépendances coloniales. Ainsi la politique de la IIIe Internationale face à la question nationale est-elle l'objet de revirements successifs et les solutions qu'elle impose aux différends entre partis communistes européens n'obéissent-elles dans ce domaine à aucune règle fixe et sont souvent même empreintes d'une ambivalence irréductible.
Dès sa création, en septembre 1919, et jusqu'en 1935, la IIIe Internationale s'efforce de porter la lutte contre les démocraties libérales dans leurs possessions coloniales. En 1920, face à l'échec du mouvement révolutionnaire sur le continent européen, elle se tourne vers les peuples d'Orient et les invite à relayer le prolétariat européen défaillant. La question nationale se réduit alors dans le cadre d'une stratégie anti-impérialiste à la question coloniale : parmi les vingt et une conditions que le IIe congrès de l'Internationale impose aux organisations candidates à l'adhésion figure seulement dans ce domaine l'obligation de combattre la domination coloniale et de « nourrir au cœur des travailleurs [...] des sentiments véritablement fraternels vis-à-vis de la population laborieuse des colonies et des nationalités opprimées ». Lorsqu'au cours de l'été de 1920 l'échec de l'Armée rouge devant les remparts de Varsovie dissipe les derniers espoirs que les bolcheviks fondaient dans la propagation de la révolution en Europe, le comité exécutif de la IIIe Internationale convoque, à l'initiative de la direction du Parti communiste russe, un congrès des peuples opprimés d'Orient qui se tient à Bakou au mois de septembre et auquel participent les représentants de près de quarante nationalités. Deux participants sur trois sont communistes, les autres sont « des représentants d'organisations révolutionnaires nationales et des personnalités sans parti, à tendances anti-impérialistes ». Au cours des débats s'opposent deux conceptions des mouvements de libération nationale dans les colonies : les dirigeants de l'Internationale situent en Europe l'épicentre du mouvement révolutionnaire et n'escomptent des mouvements de libération nationale dans les empires coloniaux qu'un appui tactique au prolétariat européen momentanément défaillant ; les communistes musulmans tel Turar Ryskoulov, délégué kazakh du Turkestan, estimaient en revanche que l'émancipation nationale des peuples colonisés constituait en elle-même une perspective révolutionnaire. Le TatarSultan Galiev avait exposé leurs vues en mars 1918, lors d'un congrès régional du Parti communiste russe à Kazan : « Tous les peuples musulmans colonisés sont des peuples prolétariens et, puisque toutes les classes de la société musulmane ont été autrefois opprimées par les colonialistes, toutes ont droit au titre de prolétaire. [...] On peut donc affirmer que le mouvement national dans les pays musulmans a le caractère d'une révolution socialiste. » La notion de peuples prolétaires est étrangère à la pensée des dirigeants de l'Internationale qui ne conçoivent pas que la révolution mondiale puisse ne pas être dirigée par le prolétariat européen : « Il est clair, déclare Lénine lors du congrès de Bakou, que seul le prolétariat de tous les pays avancés peut assurer la victoire définitive ; et nous, les Russes, nous entreprendrons une œuvre que parachèvera le prolétariat anglais, français ou allemand ; mais nous nous rendons compte qu'ils ne pourront triompher sans l'aide des masses travailleuses de tous les peuples coloniaux opprimés. » Bien qu'ils ne doutent pas de la possibilité ni de l'opportunité d'une révolution communiste dans les pays d'Orient qui fasse l'économie d'une révolution bourgeoise préalable, c'est-à-dire que l'on puisse « créer des soviets même là où il n'y a pas d'ouvriers », comme le suggère Zinoviev, et y instaurer une « dictature des paysans pauvres » en l'absence de classe ouvrière, selon le projet de Bela Kun, les dirigeants de l'Internationale exigent que les organisations communistes des peuples d'Orient soient placées sous l'autorité du comité central du Parti communiste russe et non pas sous la direction des bolcheviks musulmans qui, tel Sultan Galiev, la revendiquent. Et, tout en contestant le caractère révolutionnaire des mouvements de libération nationale dans les colonies, ils leur sacrifient en fait par la suite les mouvements communistes contre lesquels ils sont en lutte.
Jusqu'en 1935, la IIIe Internationale œuvre en Europe centrale au démembrement des États favorisés par les traités de paix consécutifs à la Première Guerre mondiale et alliés de la France, qu'il s'agisse du royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes, de la Pologne ou de la Tchécoslovaquie unis dans « l'Entente ». Le problème national en Europe centrale est alors conçu dans cette seule perspective par les dirigeants du mouvement communiste international. Or, au lendemain de la guerre, les Partis communistes tchécoslovaque, yougoslave et polonais revendiquent l'intégrité territoriale des États concernés. Le Parti communiste polonais refuse, sous couvert de ce que la direction de l'Internationale qualifie de « nihilisme national », l'autonomie de la Galicie occidentale que revendiquent les communistes ukrainiens : le programme adopté en 1918 par le Parti communiste des ouvriers polonais affirme que « au moment où la révolution socialiste internationale sape les fondements du capitalisme, le prolétariat polonais récuse tous les slogans en faveur de l'autonomie, de l'autodétermination et de l'auto-administration que justifie le système politique du capitalisme... Pour les partisans de la révolution socialiste internationale, la question des frontières ne se pose pas ». Les communistes polonais s'efforcent par ailleurs de mobiliser, mais en vain, contre l'offensive militaire conduite par le maréchal Pilsudski contre la Russie soviétique et de se rallier au gouvernement révolutionnaire provisoire, instauré à Bialistok par les bolcheviks lors de la contre-offensive du mois d'août ; ils s'aliénèrent une large part de leur base militante. Le secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque, Bohumir Smeral, fidèle à la conception austro-marxiste de la question nationale et convaincu que les peuples tchèque et slovaque forment une seule nation tchécoslovaque, admet tout au plus l'autonomie culturelle des peuples de Tchécoslovaquie dans le cadre d'un État unitaire et s'oppose aux aspirations séparatistes des populations hongroises que l'instauration du régime dictatorial de l'amiral Horthy en Hongrie rend illégitime dans la mesure où « le séparatisme ne mérite d'être soutenu que s'il renforce la position de la démocratie et du socialisme ». Dès 1923, l'Internationale condamne ces positions respectives : à l'issue de son Ve congrès en janvier 1925, elle affirme que « certains camarades ont commis des déviations dans certains partis en formulant leur attitude à l'égard du mouvement révolutionnaire national sur la base de la souveraineté des États créés par les traités de paix comme celui de Saint-Germain. Les mots d'ordre de ces camarades et de ces groupes [...] sont dirigés non pas contre ces États fondés sur l'oppression nationale et la contre-révolution prolétarienne, mais vers des réformes partielles dans le cadre de ces États et revendiquent l'autonomie des peuples opprimés dans les limites de ces États impérialistes ». Dès 1923, elle proclame que la Tchécoslovaquie est « une création des vainqueurs de Versailles, un simple instrument, un satellite aux mains des banquiers français », un État impérialiste, « une prison des nations », et invite le Parti communiste tchécoslovaque à renoncer à son attitude « grand-tchèque » vis-à-vis des minorités nationales et à leur reconnaître le droit à l'autodétermination jusqu'à la sécession. Le Parti communiste yougoslave, convaincu que les peuples serbe, croate et slovène formaient une seule et même nation, dut cependant renoncer à l'intégrité de l'État yougoslave et mener le combat pour l'indépendance de la Croatie, du Monténégro, de l'Albanie et de la Macédoine. Dans la Fédération communiste des Balkans, qui associait les Partis communistes yougoslave, grec, roumain et bulgare, l'Internationale fit prévaloir les revendications de celui-ci sur la Macédoine.
S'ils exigent jusqu'en 1935 des partis membres la reconnaissance aux minorités nationales du « droit à l'autodétermination jusqu'à la sécession », les dirigeants de l'Internationale précisent que « le droit de sécession ne doit pas être entendu comme une obligation, comme un devoir ». Ils condamnent le séparatisme et récusent les mots d'ordre en faveur de l'autonomie territoriale car, estiment-ils, la solution au problème national ne peut être apportée que par la révolution socialiste. À moins cependant que l'autonomie ne soit revendiquée par un mouvement de masse. Or le VIIe et dernier congrès de la IIIe Internationale qui se tient en septembre 1935 renonce à la reconnaissance du droit à l'autodétermination au profit de l'intégrité territoriale des États menacés par les ambitions annexionnistes de l'Allemagne nazie, mais il met en garde par ailleurs les partis communistes contre « une attitude de mépris à l'égard de la question de l'indépendance nationale et des sentiments nationaux des larges masses de la population, une attitude qui favoriserait le succès des campagnes chauvines du fascisme » auprès des minorités allemandes des Sudètes en particulier. L'ambiguïté et l'opportunisme de la position de l'Internationale vis-à-vis de la question nationale persistent et les partis membres interprètent différemment ses directives : alors que le Parti communiste tchécoslovaque se prononce depuis 1934 « pour la défense de l'indépendance nationale tchèque [...] et l'union fraternelle de toutes les nations de Tchécoslovaquie » et s'aliène en fait l'électorat allemand des Sudètes par son intransigeance vis-à-vis de ses aspirations nationales, le Parti communiste yougoslave veille, tout en refusant le droit du peuple croate à l'indépendance, à ne pas heurter le sentiment national des peuples de l'État yougoslave et se garde des tentations jacobines. En 1938, Edouard Kardelj écrit : « La classe ouvrière ne peut pas vouloir la liquidation de quatre ou cinq nationalismes pour finir par en créer un nouveau, le nationalisme yougoslave. [...] La conscience de l'unité peut voir le jour même dans le cadre du maintien de langues et de cultures diverses, de même que, inversement, une langue commune ne suffit pas à créer elle-même une conscience de l'unité. » Quant au Parti communiste polonais, dissous en 1938 par le comité exécutif de l'Internationale, il faisait les frais des perspectives de la diplomatie soviétique, de ses visées annexionnistes autant que de l'alliance en préparation avec l'Allemagne nazie.
Centralisme démocratique et hégémonie de la nation dominante
Hostile à l'autonomie des organisations nationales du mouvement révolutionnaire dès avant la révolution d'Octobre, la direction du Parti bolchevik ne l'est pas moins après s'être emparée du pouvoir et ne tolère pas l'autonomie que revendiquent les communistes ukrainiens, musulmans et caucasiens. Le VIIIe congrès du P.C.R. qui se tient en 1919 proclame qu'il « ne doit exister qu'un seul parti communiste centralisé, doté d'un seul comité central dirigeant l'ensemble de l'activité du parti dans toutes les régions de la république soviétique fédérative de Russie. Toutes les décisions du Parti communiste russe et de ses organes dirigeants sans exception s'imposent à toutes les branches du parti, indépendamment de leur composition nationale ». En dépit de la politique d'indigénisation de l'appareil du parti mise en œuvre au cours des années vingt, l'unité du parti se traduit par la russification de ses organes dirigeants au centre comme à la périphérie de l'Union.
En Asie centrale, la révolution d'Octobre est le fait des populations russes, fonctionnaires de l'État, soldats, ouvriers, commerçants et propriétaires terriens dont les intérêts sont fort éloignés de ceux des populations indigènes. Selon Hélène Carrère d'Encausse, la révolution de 1917 y est essentiellement celle des « petits blancs » en lutte contre le pouvoir central autant qu'envers les populations musulmanes. En septembre 1920, lors du congrès de Bakou, le délégué turkestanais, Narboutabekov, déclare que « les masses ouvrières du Turkestan ont à lutter sur deux fronts : ici contre les mullahs réactionnaires, là contre les tendances étroitement nationalistes des Européens », et adjure la direction du Parti communiste russe : « Débarrassez-vous de vos colonisateurs travaillant sous le masque du communisme ! » À la veille de la révolution d'Octobre, le P.O.S.D.R. ne comptait dans ses rangs que quelques dizaines de militants musulmans, et le comité du parti fondé à Kazan au printemps de 1917 était exclusivement composé de Russes. En Azerbaïdjan, les sociaux-démocrates musulmans se retrouvaient dans le parti Hümmet constitué en 1905, ailleurs dans les partis héritiers du mouvement nationaliste et moderniste djadid. Le communisme musulman n'avait donc pas de lien organisationnel avec le communisme russe avant la révolution d'Octobre et s'est efforcé jusqu'en 1920 de préserver son autonomie. Sultan Galiev et Mullah Nur Vahitov, qui ont adhéré au Parti bolchevik en octobre 1917 et sont respectivement responsable depuis le mois de décembre 1917 de la section musulmane du Commissariat du peuple aux nationalités que dirige Staline et président du Commissariat central aux affaires musulmanes constitué en janvier 1918 au sein du Narkomnats, fondent au printemps de 1918 un Parti socialiste communiste musulman, fidèle au programme du Parti bolchevik dont il adopta les statuts, mais qui revendique son autonomie. Cette tentative fait long feu et le Parti russe des communistes musulmans réintègre le Parti bolchevik dès le mois de novembre 1918. Pour contrer ces velléités, le Parti bolchevik ouvre ses rangs à l'adhésion de militants musulmans au Turkestan, mais il favorise ainsi l'expression des revendications nationalistes pantouraniennes en son sein : en 1920, l'organisation turkestanaise du Parti communiste russe se proclame Parti communiste turc indépendant et prétend exclure les militants russes de ses rangs. Cette démarche n'a pas plus de succès que la précédente : le comité central du Parti communiste russe réplique au printemps de 1920 que « le Parti communiste du Turkestan n'est qu'une organisation régionale du Parti communiste russe » et procède dans ses rangs à une vaste purge des éléments nationalistes, qui aboutit à l'exclusion de Sultan Galiev en 1923. Celle-ci consacre, selon Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-Quelquejay, « la rupture entre les bolcheviks, tous solidaires pour une fois, et les révolutionnaires musulmans [...], la rupture entre Staline et ceux des communistes musulmans qui espéraient utiliser la révolution d'Octobre pour satisfaire leurs propres aspirations nationales ». Car Sultan Galiev associait étroitement révolution socialiste et émancipation de la domination coloniale des Russes et, plus généralement, des Européens sur les territoires musulmans ; il préconisait l'unité du mouvement révolutionnaire en Asie centrale, socialistes, nationalistes et toutes catégories sociales confondus, tous étant également exploités par l'Occident. Il revendiquait enfin le respect dans le processus révolutionnaire du caractère propre de la société musulmane, en particulier dans le domaine de la religion. Ainsi, écrivait-il en 1921, « l'islam en tant que religion a été et reste encore une religion opprimée » si bien qu'« une propagande maladroite risque d'évoquer dans l'esprit des musulmans le passé récent où les missionnaires luttaient contre l'islam [...]. Le problème ne doit pas être celui de la lutte antireligieuse, mais de la propagande antireligieuse. [...] Nous devons proclamer hautement que nous ne combattons aucune religion en tant que telle, mais que nous désirons seulement propager nos convictions athées [...]. Seule une telle approche du problème peut nous donner la certitude que nous ne serons pas confondus avec les missionnaires russes rétrogrades ».
En Ukraine, le mouvement communiste était, à la veille de la révolution d'Octobre, divisé en deux factions rivales : l'une, établie à Kiev et animée par Piatakov, revendiquait la formation d'un Parti communiste ukrainien réunifié et autonome vis-à-vis du Parti communiste russe, l'autre, établie à l'est du Dniepr et conduite par Artem, prônait au contraire une subordination totale du mouvement communiste ukrainien aux organes centraux du P.C.R. La première l'emporta lors de la conférence de Taganrog en avril 1918 qui décida de la création d'un Parti communiste d'Ukraine où se retrouvèrent les factions rivales et le proclama indépendant du Parti communiste russe et directement affilié à la IIIe Internationale. Elle fut cependant désavouée sur ce point dès le Ier congrès du Parti communiste d'Ukraine, qui se tint à Moscou au mois de juin 1918. L'échec de la rébellion orchestrée au cours de l'été par les communistes ukrainiens en l'absence de l'Armée rouge confortait dans leurs positions les partisans de la centralisation du mouvement révolutionnaire : à l'issue du IIe congrès du Parti communiste d'Ukraine en octobre 1918, Staline accède à son comité central en tant que représentant de la direction du P.C.R., puis, à l'automne de 1919, alors que les communistes ukrainiens ont fui devant l'avance des troupes du général Denikine et sont réfugiés à Moscou, le Parti communiste russe prive le Parti communiste d'Ukraine de son comité central et le soumet à l'autorité directe de sa direction propre. Le Parti communiste d'Ukraine ne recouvre ses organes dirigeants qu'à la fin de l'année 1919, mais reçoit alors le pouvoir des mains des soldats de l'Armée rouge qui ont reconquis l'Ukraine.
En Transcaucasie, avant la révolution d'Octobre, le Parti bolchevik est dirigé de Tiflis où siège sa direction régionale. Mais, en 1918, elle en est chassée par le pouvoir menchevik, qui proclame l'indépendance de la Géorgie, et se réfugie jusqu'en juin 1919 dans la région du Terek, alors qu'à Bakou les bolcheviks qui occupent le pouvoir au printemps de 1918 revendiquent leur autonomie vis-à-vis du comité régional. Ce différend ne recouvre que partiellement les divisions nationales en Transcaucasie : les Arméniens, tels Stéphan Chahoumian ou Anastase Mikoyan, sont nombreux parmi les bolcheviks de Bakou. En janvier 1920, la direction du Parti communiste russe leur donne raison, mais les organisations du parti qui sont formellement constituées en 1920 dans chacune des trois républiques soviétiques d'Azerbaïdjan, de Géorgie et d' Arménie sont soumises à l'autorité d'une instance régionale, le bureau caucasien puis le comité régional transcaucasien à partir de 1922. Le violent conflit qui oppose en 1922 la direction caucasienne du P.C.R., conduite par Serge Ordjonikidzé, à la direction du Parti communiste de Géorgie – les protagonistes en viennent aux mains – provoque l'intervention virulente de Lénine contre le « chauvinisme grand-russe » de l'une et contre l'accusation de nationalisme portée contre l'autre.
Si Lénine consent en janvier 1918 à la création dans le parti de sections juives qui sont tolérées jusqu'en 1929, alors qu'il refusait au début du siècle l'autonomie du Bund au sein du P.O.S.D.R., c'est qu'il espère favoriser ainsi l'adhésion au parti dans une communauté où les mouvements politiques concurrents sont particulièrement influents.
La direction du P.C.R. s'inquiète dès 1921 de « l'attitude impérialiste, colonialiste et empreinte de chauvinisme grand-russe de certains communistes » lors du Xe congrès du Parti, mais elle dénonce par ailleurs la propension des « communistes indigènes à confondre les intérêts du prolétariat de telle ou telle nation avec les intérêts prétendument “généraux” de cette nation, sans parvenir à distinguer les premiers des seconds ». Elle stigmatise à la fois « les éléments koulaks et colonisateurs » et « les représentants des groupes exploiteurs indigènes » qui se sont infiltrés dans les rangs du Parti. Toutefois, parmi « les déviations nationalistes », c'est aux « tendances colonialistes » que le parti doit s'attaquer en premier lieu, aux termes de la résolution finale du Xe congrès. Le XIIe congrès du parti préserve l'ordre des priorités mais dénonce en outre « la propension des communistes locaux à surestimer les particularités nationales et à sous-estimer les intérêts de classe du prolétariat qui constitue un danger particulier dans les républiques où cohabitent plusieurs nationalités et où se manifeste souvent le chauvinisme des communistes qui appartiennent à la nationalité dominante à l'encontre de ceux qui relèvent de nationalités dominées [...] ; le chauvinisme géorgien [en Géorgie] à l'encontre des Arméniens, des Ossètes, des Adjars et des Abkhazes ; le chauvinisme azerbaïdjanais [en Azerbaïdjan] à l'encontre des Arméniens ; le chauvinisme des Ouzbeks [à Boukhara et à Khiva] à l'encontre des Turkmènes et des Kirghizes ». Ainsi, dès 1923, le « chauvinisme de grande puissance » n'est-il déjà plus considéré comme l'apanage des Grands-Russes, et l'accusation portée contre les communistes géorgiens, azéris et ouzbeks justifie par la suite qu'ils cèdent la place à des cadres d'origine russe dans leur république respective.
En 1923, néanmoins, la direction du Parti communiste russe préconise l'« indigénisation » des cadres et le recrutement de militants parmi les citoyens non russes de l'Union. Le Parti communiste russe est alors en effet constitué aux trois quarts de militants russes et ceux-ci prédominent y compris dans les républiques périphériques d'Ukraine ou du Turkestan notamment : le Parti communiste d'Ukraine comptait moins de 20 p. 100 d'Ukrainiens en 1920, et le Parti communiste du Turkestan 50 p. 100 de Russes en 1922, en dépit de la politique de recrutement parmi les populations indigènes mise en œuvre dès 1920 en Asie centrale. Le XIIe congrès du P.C.R. attribue la représentation insuffisante des populations non russes dans les rangs du parti à « l'arriération économique de ces républiques, à la faiblesse numérique des prolétariats nationaux, à l'insuffisance, voire à l'absence de cadres autochtones aguerris », à « l'inexistence de textes marxistes dans les langues nationales », ainsi qu'à « l'insuffisance du travail de formation des cadres du parti ». « La présence, poursuit-il, de nombreux cadres aguerris d'origine russe aussi bien dans les organes centraux du parti que dans les instances régionales, qui ne sont pas familiers des mœurs, des habitudes et de la langue des masses laborieuses des républiques [périphériques] et qui par conséquent ne sont pas toujours attentifs à leurs demandes [...] risque d'aliéner au parti les masses prolétariennes de ces républiques et d'alimenter [...] leurs inclinations nationalistes ». Le XIIe congrès confie donc au comité central du parti le soin de « donner aux cadres locaux dans les républiques nationales une formation marxiste du plus haut niveau », de « constituer auprès des comités centraux des organisations régionales des groupes d'instructeurs formés de cadres locaux », de diffuser à plus grande échelle les œuvres de Marx et les textes du parti dans toutes les langues de l'Union. Cette politique est mise en œuvre alors même que les rangs du parti sont débarrassés de leurs éléments suspects de nationalisme. Or ceux-ci sont nombreux dans les pays musulmans, en Ukraine et en Transcaucasie où le Parti communiste avait largement recruté au lendemain de la révolution parmi les membres des anciens partis nationalistes, tels le parti Hümmet en Azerbaïdjan ou le parti des borotistes en Ukraine. Aussi l'« indigénisation » du parti, interrompue dans les années trente, est-elle demeurée d'ampleur limitée : sans doute l'appareil du Parti communiste d'Ukraine comptait-il 60 p. 100 de cadres ukrainiens en 1933, mais aucun de ses premiers secrétaires ne fut de nationalité ukrainienne avant 1953 ; les Ukrainiens et les peuples musulmans étaient par ailleurs constamment sous-représentés dans les rangs du parti. La domination russe sur l'appareil du Parti communiste de l'Union soviétique, qui succède en 1925 au Parti communiste russe, est assurée par ses statuts : dans toutes les républiques fédérées, sauf en république de Russie, le P.C.U.S. dispose de directions républicaines constituées d'un comité central, d'un bureau politique et d'un secrétariat ; mais la direction des organisations du parti en république de Russie se confond avec les organes centraux du P.C.U.S.
Autonomie territoriale contre autonomie nationale
Au lendemain de la révolution d'Octobre, le fédéralisme est conçu par les bolcheviks comme une arme contre les aspirations indépendantistes des peuples sous domination russe, comme une concession tactique provisoire et non pas comme un modèle d'organisation de l'État ou une fin en soi. Le conflit qui oppose Lénine à Staline en 1922 concerne davantage les modalités de l'instauration de l'État fédéral que ses fondements théoriques. Lénine ne revendique l'autonomie territoriale au sein de l'État soviétique que pour mieux combattre les aspirations nationalistes (c'est-à-dire comme un moyen détourné de parfaire l'unité de l'État soviétique). Staline, à cet égard, parachève son œuvre et réalise sa volonté.
Dès avant la révolution d'Octobre, Lénine prend soin de distinguer le renversement de l'État bourgeois que les marxistes se fixent pour objectif et le démembrement de l'État auquel ils doivent s'opposer. Dans L'État et la Révolution, écrit pendant l'été de 1917, Lénine affirme ainsi que « les principes du fédéralisme découlent des conceptions petites-bourgeoises de l'anarchisme. Marx est centraliste. [...] Seuls des gens imbus d'une “foi superstitieuse” petite-bourgeoise de l'État peuvent prendre la destruction de la machine d'État bourgeoise pour la destruction du centralisme. [...] Marx emploie intentionnellement cette expression : “organiser l'unité de la nation”, pour opposer le centralisme prolétarien conscient, démocratique, au centralisme bourgeois, militaire, bureaucratique ». Or, au lendemain de la révolution d'Octobre, l'État russe est immédiatement démembré par les puissances étrangères et les mouvements révolutionnaires qui s'emparent du pouvoir dans les régions périphériques : le traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 retire au pouvoir soviétique le contrôle des territoires ukrainiens, baltes et finlandais qui proclament leur indépendance par la suite ; en Transcaucasie, trois républiques indépendantes sont proclamées au printemps de 1918 ; l'Asie centrale, l'Extrême-Orient, le bassin de la Volga et le Caucase septentrional échappent largement au contrôle de l'État soviétique jusqu'en 1922. L'affirmation du droit des peuples à l' autodétermination est, pour le Parti communiste russe, un instrument privilégié dans la conquête du pouvoir face au gouvernement provisoire, qui l'accorde lorsqu'il y est contraint mais n'en reconnaît pas le principe, puis aux forces contre-révolutionnaires qui en refusent à la fois le principe et l'exercice : consacré par Les Thèses d'avril énoncées par Lénine à son retour d'exil au printemps de 1918, puis par la Déclaration des droits des peuples de Russie adoptée par le pouvoir bolchevik le 2 novembre 1917 et par la Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité approuvée par le congrès panrusse des soviets au mois de janvier 1918 et repris dans la Constitution de la République socialiste fédérative soviétique russe (R.S.F.S.R.) du mois de juillet, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est conçu dès lors par le mouvement communiste comme une incitation à l'établissement de liens fédéraux entre la Russie soviétique et les anciennes colonies de l'Empire et non pas comme une incitation à l'exercice du droit de sécession. L'établissement de liens fédéraux doit être libre et délibéré, et non pas contraint ou forcé – c'est en fait la seule concession que les bolcheviks font aux peuples de la périphérie – et la « fédération des nations » s'impose comme un détour obligé, comme « une étape vers l'unité consciente et plus étroite des travailleurs qui auront appris volontairement à s'élever au-dessus des conflits nationaux [...], une étape vers la fusion volontaire », selon Lénine qui s'exprime en ces termes au printemps de 1918. En temps de guerre civile, en effet, l'indépendance des territoires périphériques n'est plus seulement contraire aux intérêts historiques du prolétariat, elle revêt un caractère immédiatement contre-révolutionnaire non seulement parce qu'elle est assumée par les représentants de la bourgeoisie nationale, mais parce qu'elle porte gravement atteinte aux intérêts de l'État soviétique en le privant des ressources économiques qui lui sont indispensables ; « la réunification en un seul État des différentes républiques soviétiques » est par ailleurs « leur seule voie de salut contre les cabales impérialistes et la domination nationale », selon le Xe congrès du parti. Avant la révolution d'Octobre, les bolcheviks estimaient la formation de grands États unitaires indispensable au progrès économique indissociable du processus révolutionnaire ; au lendemain de la révolution d'Octobre, la consolidation du pouvoir et de l'État soviétique dans le cadre des limites territoriales de l'Empire devient leur préoccupation exclusive, bien avant que ne soit officiellement proclamée la théorie du « socialisme dans un seul pays » : face à l'échec du mouvement révolutionnaire européen, ils œuvrent au démembrement des États nationaux bourgeois européens en même temps qu'à la consolidation de l'État soviétique qui participe en soi du processus révolutionnaire. La première Constitution de l'U.R.S.S., adoptée en janvier 1924, affirme en effet : « Le rétablissement de l'économie nationale est impossible tant que les républiques existent séparément. [...] L'instabilité de la situation internationale et le danger de nouvelles attaques rendent inévitable la création d'un front unique des Républiques soviétiques face à l'encerclement capitaliste. [...] La structure même du pouvoir des soviets, international par sa nature de classe, pousse les masses des travailleurs des Républiques soviétiques à s'unir en une famille socialiste unique. Toutes ces considérations exigent impérieusement l'union des Républiques soviétiques en un seul État fédéré [...]. »
L'État fédéral ne peut être édifié, selon Lénine, que sur la base de « la libre union de nations libres », c'est-à-dire qu'il ne doit pas heurter le sentiment national des peuples invités à s'unir en son sein. Le droit de sécession reconnu aux républiques fédérées par la Constitution de la R.S.F.S.R., puis par les trois Constitutions successives de l'U.R.S.S., représente pour Lénine un artifice juridique, un procédé oratoire de nature à dissuader les peuples unis d'en revendiquer l'exercice. En 1922, Lénine reproche à Staline non pas le caractère centralisateur de son projet constitutionnel, mais le rythme accéléré, hâtif qu'il entend donner à sa réalisation au risque de nourrir les velléités d'indépendance : ainsi Lénine exige-t-il et obtient-il qu'à l'expression l'« entrée formelle » des républiques périphériques dans la république de Russie utilisée par Staline dans le projet constitutionnel qu'il dépose en décembre 1922 soit substituée dans le texte constitutionnel adopté en janvier 1924 « leur réunion formelle avec la R.S.F.S.R. dans l'Union des républiques soviétiques » qui traduit leur égalité juridique. Selon Richard Pipes : « En fin de compte, le programme national de Lénine se limitait à une question de comportement individuel : il faisait dépendre la solution des problèmes complexes d'un État multinational du tact et de la bonne volonté des autorités communistes. » Dans le même souci, Lénine s'oppose à l'aile gauche du parti qui suggère de reconnaître le droit d'autodétermination au seul prolétariat des peuples de l'Union et de le refuser aux bourgeoisies nationales supposées qui, à leurs yeux, se sont emparées du pouvoir dans la plupart des territoires périphériques au lendemain de la révolution d'Octobre. Lénine envisageait même en 1922 de restreindre les prérogatives du pouvoir fédéral aux relations diplomatiques et à la politique de défense et de restituer aux républiques fédérées la plénitude de leurs compétences dans tous les autres domaines afin de lutter contre la domination grand-russe dans l'appareil d'État, dans la mesure toutefois où l'autorité du parti s'imposerait à tous et garantirait l'unité du système politique. Le pouvoir soviétique avait accordé aux républiques soviétiques de Khiva, Boukhara et d'Extrême-Orient une indépendance presque totale au début des années vingt, afin de ne pas s'aliéner les élites nationalistes, djadidistes, qui avaient fait alliance avec les bolcheviks pour s'emparer du pouvoir. Dès 1924 toutefois, les trois États furent démembrés et leurs territoires redistribués entre les quatre républiques soviétiques d'Asie centrale nouvellement constituées.
La fédération soviétique devait attribuer un territoire à chaque nation, conformément aux prescriptions de Lénine, et le découpage territorial recouvrir les frontières ethniques. Outre qu'un tel principe était inapplicable en raison de la dispersion géographique de nombreux peuples de l'Union et de l'imbrication étroite de plusieurs communautés nationales dans la plupart des régions de l'État fédéral, il fut transgressé d'emblée lors du tracé des frontières intérieures, qui furent en fait établies de telle sorte que l'autonomie territoriale fasse obstacle à l'exercice de l'autonomie nationale. Le tracé des frontières intérieures divisait ou regroupait arbitrairement les peuples de l'Union, comme en Transcaucasie ou en Asie centrale, et contrariait aussi souvent que possible l'unité nationale de chaque république fédérée. En Transcaucasie, le tracé des frontières entre les républiques d' Arménie et d'Azerbaïdjan dessaisissait la première des régions du Haut-Karabagh et du Nakhitchévan, peuplées l'une et l'autre d'une très large majorité d' Arméniens, pour les attribuer à la seconde et donner satisfaction aux revendications azéris et aux visées pantouraniennes de la Turquie kémaliste avec laquelle le pouvoir soviétique entretenait des relations privilégiées. En Géorgie furent créées deux régions autonomes dont la fonction essentielle était de contrarier l'hégémonie géorgienne dans la région du Caucase : la région autonome d' Abkhazie n'était composée que pour 27 p. 100 de populations abkhazes et une région autonome fut attribuée aux Adjars, qui ne constituent nullement une nation ni même une nationalité et sont seulement des Géorgiens musulmans, d'ailleurs recensés en tant que Géorgiens depuis 1959. En Asie centrale, il s'agissait au contraire de faire obstacle à la formation d'une conscience nationale parmi les populations turques et le pouvoir central s'empressa de partager le territoire de la république soviétique du Turkestan entre quatre républiques fédérées définitivement constituées en 1925, les républiques de Turkménie, de Kirghizie, d'Ouzbekistan et du Tadjikistan. Contre le nationalisme farouche des peuples de Transcaucasie et le nationalisme supposé de leurs élites dirigeantes, le pouvoir central imagina au contraire de réunir les trois républiques fédérées, Arménie, Géorgie et Azerbaïdjan, dans une Fédération transcaucasienne, alors que les organisations locales du parti étaient surbordonnées au Bureau caucasien. La direction du Parti communiste de Géorgie et de l'État géorgien, conduite par Georges Makharadzé et Philip Mdivani, s'insurgea en vain contre ce qu'elle considérait comme une atteinte à la souveraineté des républiques caucasiennes. En dépit de la gravité de la crise politique provoquée par la constitution de la Fédération transcaucasienne et de la démission en 1922 de tous les membres du comité central du Parti communiste de Géorgie en signe de protestation, celle-ci n'est supprimée qu'en 1937, lorsque Lavrenti Beria, qui en est le premier secrétaire depuis 1931, a éliminé tout risque de résurgence du nationalisme géorgien. Ailleurs, comme en république autonome de Yakoutie, la multiplication des entités territoriales autonomes assignées aux minorités, en l'occurrence tchouktchise, ioukagire et evène, tend à prévenir les prétentions hégémoniques de la nationalité dominante. Enfin, si le pouvoir soviétique attribue aux juifs en 1928 un territoire national, le Birobidjan, il refuse l'autonomie culturelle à ceux d'entre eux qui sont disséminés sur l'ensemble du territoire soviétique.
Les territoires nationaux constitutifs de l'Union soviétique n'ont pas tous le même statut d'autonomie. La Constitution fédérale fonde notamment sur le niveau de développement national reconnu aux peuples de l'Union la hiérarchie des statuts des territoires nationaux qui leur sont attribués, république fédérée, république autonome ou région autonome. Dans la philosophie politique qui fonde l'organisation de l'État soviétique, l'inégal développement politique des nations est un principe fondamental encore actif.
« Nationalisme offensif » et « nationalisme défensif »
L' édification de l'État soviétique et la consolidation du pouvoir bolchevik exigeaient, selon Lénine, le respect du sentiment national des peuples colonisés sous l'ancien régime. Le peuple russe avait une dette à leur égard que le pouvoir soviétique devait honorer par de très larges concessions à leurs aspirations nationales : « Pour le prolétariat, il n'est pas seulement important mais absolument indispensable de gagner la confiance totale des minorités au cours de la lutte des classes. [...] L'égalité formelle n'y suffit pas. Il faut aussi les indemniser d'une façon ou d'une autre de la défiance, de la suspicion, des insultes dont la “grande” nation au pouvoir s'est rendue coupable dans le passé, en se rachetant par notre conduite et nos concessions à l'égard des minorités », déclare-t-il en décembre 1922 au sujet du conflit qui oppose Staline et Ordjonikidzé à la direction du Parti communiste de Géorgie. « Pour cette raison, il vaut mieux dans le cas présent faire trop de concessions et de politesses aux minorités nationales que trop peu », ajoute-t-il. En raison de la sujétion des minorités dans l'Empire tsariste, « la prison des peuples », tous les nationalismes ne sont pas également condamnables : « Il faut distinguer entre le nationalisme du peuple oppresseur et le nationalisme des nations opprimées, entre le nationalisme d'une grande nation et celui d'une petite nation », note-t-il dans les mêmes circonstances. Le premier doit être réprimé avec la plus extrême rigueur, le second ne doit pas être exacerbé par une intolérance excessive. Or, dès 1923, Staline proteste que le chauvinisme de grande puissance n'est pas l'apanage du peuple russe, mais qu'il est aussi le fait des peuples majoritaires sur leur territoire national, des Géorgiens à l'encontre des Adjars et des Abkhazes, des Ouzbeks à l'encontre des Turkmènes et des Kirghizes, des Azéris contre les Arméniens. Ainsi justifie-t-il la répression des aspirations nationales de certains peuples périphériques.
S'il s'élève avec véhémence contre la russification imposée dans les républiques périphériques par l'appareil du parti au lendemain de la révolution, Lénine avait en revanche exprimé avant guerre sa conviction que l' assimilation des minorités nationales à la nation dominante participait du progrès économique et politique, pourvu qu'elle ne soit pas contrainte, mais procède comme naturellement de la multiplication des échanges et du développement de la production : « Quant au prolétariat, loin d'aspirer à défendre le développement national de toute nation, il met au contraire les masses en garde contre de telles illusions, préconise la liberté la plus complète des échanges capitalistes et salue toute assimilation des nations, excepté l'assimilation par la contrainte ou celle qui s'appuie sur des privilèges », écrit-il en 1913. Le mouvement ouvrier doit mener « le combat contre tout joug national » et non pas « pour tout développement national, pour la “culture nationale” en général », ajoute-t-il alors. Lénine exprime dans l'ensemble de son œuvre une aversion profonde pour le cloisonnement géographique et social qui fait obstacle aux échanges économiques et culturels, au brassage des populations qu'il juge indispensable au progrès de la civilisation. Or les minorités nationales, et plus particulièrement les petites minorités, entretiennent ce cloisonnement en cultivant leurs spécificités : « Quiconque n'a pas sombré dans les préjugés nationalistes ne peut pas ne pas voir dans ce processus d'assimilation des nations par le capitalisme un immense progrès historique, la destruction de la routine nationale des différents coins perdus, notamment dans les pays arriérés tels que la Russie. » C'est donc contre la russification forcée et non contre la russification en tant que telle que Lénine mène sa dernière bataille en 1922. S'il intervient alors pour le respect de l'usage des langues nationales dans les républiques fédérées, bien qu'il tienne pour éminemment progressive la généralisation de l'usage de la langue russe, c'est qu'il redoute que l'appareil de l'État et du parti ne s'efforce d'imposer partout par la contrainte son utilisation. Car l'unification de la langue est en soi indispensable au développement économique d'un grand État : « L'hostilité envers la langue russe provient exclusivement de son implantation artificielle (il aurait fallu dire par la contrainte). [...] Les nécessités économiques obligeront toujours les nationalités habitant un même État (aussi longtemps qu'elles voudront vivre ensemble) à étudier la langue de la majorité », écrivait-il avant guerre. Lorsqu'en 1938 le pouvoir soviétique décrète obligatoire l'apprentissage de la langue russe à l'école, il crée les conditions de la réalisation du projet de Lénine.
Dans ses déclarations, Staline atténue sensiblement le plaidoyer de Lénine en faveur de l'assimilation et de la fusion des nations : « Lénine n'a jamais dit que les distinctions nationales dussent disparaître, et les langues nationales se fondre en une seule langue commune dans les limites d'un seul État, avant la victoire du socialisme à l'échelle mondiale [...], que l'abolition du joug national et la fusion des intérêts des nationalités en un tout équivalait à l'abolition des distinctions nationales [...], que le mot d'ordre du développement de la culture nationale, dans les conditions de la dictature du prolétariat, fût un mot d'ordre réactionnaire », affirme-t-il en 1930. Au contraire, l'avènement du socialisme a favorisé l'épanouissement des cultures nationales, l'éveil « à une vie nouvelle de toute une série de nouvelles nationalités, autrefois peu connues ou inconnues, [...] la multiplication des langues nationales » et « ressuscité » des nations « arriérées ». Pour justifier l'épanouissement des cultures nationales dans un État socialiste, Staline distingue en 1925 la forme et le contenu de la culture prolétarienne : « Il est [...] exact que la culture prolétarienne, socialiste par son contenu, emprunte diverses formes et use de différents moyens d'expression chez les divers peuples entraînés dans l'édification socialiste, selon la diversité de la langue, des conditions d'existence, etc. Prolétarienne par son contenu, nationale par sa forme, telle est la culture commune à toute l'humanité, vers laquelle marche le socialisme. La culture prolétarienne n'abolit pas la culture nationale, elle lui donne un contenu. Et, inversement, la culture nationale n'abolit pas la culture prolétarienne, elle lui donne une forme. » Cependant, le développement des cultures nationales n'est qu'une étape dans la voie de « leur fusion en une seule et commune culture socialiste (et par sa forme et par son contenu), avec une seule langue commune, quand le prolétariat aura vaincu dans le monde entier et que le socialisme sera entré dans les mœurs ».
Ainsi le pouvoir soviétique s'efforce-t-il de favoriser l'assimilation des minorités nationales au peuple russe par la promotion et la multiplication de leurs cultures nationales, ce qui explique l'ambivalence de la gestion du problème national en U.R.S.S. dans l'entre-deux-guerres : dans le souci de consacrer l'égalité juridique des peuples de l'Union mais aussi de les diviser lorsque leur rapprochement menace l'intégrité de l'État soviétique, le pouvoir donne à de nombreuses peuplades, voire communautés tribales, une langue nationale écrite. Il contrarie ainsi la formation en cours d'une communauté culturelle pantouranienne ou panislamique dans la région du Caucase septentrional, dans le bassin de la Volga et en Asie centrale, en dotant notamment le Daghestan de plus de dix langues officielles et en attribuant une langue officielle aux Bachkirs, aux Tadjiks, aux Kirghizes et aux Karakalpaks qui étaient respectivement en voie d'intégration culturelle aux Tatars, aux Ouzbeks et aux Kazakhs. Les autorités s'enorgueillissent aujourd'hui encore d'avoir élevé plus d'une cinquantaine de dialectes au rang de langue littéraire, gratifié d'une langue propre une douzaine d'ethnies qui en étaient dépourvues avant la révolution et d'avoir ainsi érigé plus d'une soixantaine de communautés ethniques en nationalités. Le progrès de la culture et par conséquent l' alphabétisation étaient pour Lénine et ses zélateurs des agents privilégiés de l'édification de la société socialiste et en particulier de son unification ; or l'alphabétisation est devenue progressivement, dans l'esprit de ses promoteurs, un agent de la russification davantage que celui du développement autonome des cultures nationales et, dès la fin des années vingt, le pouvoir impose la transcription des langues en caractères latins, puis cyrilliques. En outre, bien qu'en vertu de la Constitution de 1936 l'enseignement soit dispensé en langue maternelle, un décret impose deux ans plus tard l'apprentissage obligatoire de la langue russe dans les écoles.
Jusqu'en 1934, l'historiographie soviétique justifiait les exhortations de Lénine à la tolérance envers le « nationalisme défensif » des peuples opprimés sous l'Empire par une condamnation absolue de la politique tsariste vis-à-vis des nationalités. La condamnation en 1934 des travaux de l'historien Mikhaïl Pokrovski procède au contraire de la réhabilitation du rôle historique du peuple russe que promeut dorénavant le pouvoir soviétique : à partir de 1935, l'historiographie officielle prétend que la formation de l'Empire a préservé les peuples colonisés de la domination incomparablement plus néfaste exercée par d'autres puissances coloniales et, à partir de 1940, que la colonisation russe a eu le mérite de les associer au mouvement révolutionnaire animé par le peuple russe. Au panthéon de l'historiographie officielle, les figures héroïques des soulèvements contre la domination impériale cèdent la place aux architectes de l'État russe. Alors que le peuple russe recouvre un rôle historique positif que la « Grande Guerre patriotique » consacre par ailleurs, les revendications nationales des autres peuples de l'Union revêtent un caractère contre-révolutionnaire, antisoviétique. Le pouvoir soviétique a manifesté dès l'origine sa défiance vis-à-vis de certains peuples de l'Union dont il ne put vaincre la résistance qu'à l'issue de plusieurs années de luttes acharnées : ainsi, par exemple, le peuple kalmouk fut-il tenu à l'écart de la conscription obligatoire jusqu'en 1927. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que le mouvement communiste s'illustrait en Yougoslavie par son rôle dans la réconciliation des peuples yougoslaves face à l'ennemi commun, le pouvoir soviétique déportait des peuples entiers qu'il considérait coupables dans leur ensemble de collaboration avec l'ennemi : les nations ainsi condamnées étaient essentiellement ces petits peuples du Caucase septentrional constamment en lutte contre un pouvoir central incapable de leur imposer son autorité.
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Écrit par
- Roland LOMME : chercheur à l'Institut de relations internationales et stratégiques
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