PARLANT CINÉMA
Le cinéma à l'ère de Babel
Le doublage
Dans le cinéma muet, les personnages et les événements, à la faveur de la rareté du verbe et de l'absence de voix, pouvaient conserver un certain caractère de généralité, d'abstraction, demeurer des essences. Au générique et dans les intertitres, on lisait souvent non des noms propres comme Scarlett, Philip Marlowe ou le père Jules, mais la femme de la ville, le père, le Chinois. Tout cela a changé avec le parlant qui, en donnant une voix, donc une langue, une identité ethnique et souvent un nom propre aux personnages, les immergeait dans une réalité plus quotidienne et davantage située. Le cinéma parlant a ainsi introduit dans le cinéma la division de Babel. « La technique du parlant, signalait Fondane en 1931, a morcelé le cinéma en autant de productions que de pays. »
Jusqu' à l'invention du doublage, survenue assez rapidement (vers 1931-1932), cela posa un réel problème pour la carrière internationale des films et des acteurs. Un film muet pouvait rassembler les acteurs des nationalités les plus diverses. Pour diffuser le film dans le monde entier, il n'y avait qu'à changer les cartons des sous-titres ou, dans certains pays – en Orient notamment –, à les faire traduire par un « bonimenteur ». Mais avec le parlant le problème de la langue et de l'accent devenait épineux. Dans son premier film parlant, Blackmail (Chantage), 1929, prévu à l'origine pour être muet, Hitchcock avait pour star une actrice allemande, Anny Ondra, qui ne parlait pas très bien l'anglais. Il tourna la difficulté en la faisant doubler en direct sur le tournage par une actrice anglaise présente sur le plateau et placée hors champ.
Les solutions adoptées dans les premières années, pour la diffusion internationale des films, furent multiples et chaotiques, à l'image des films eux-mêmes dont la formule était souvent composite et variable : soit muets aux quatre cinquièmes avec deux ou trois scènes parlantes (cas du premier « parlant » officiel, Le Chanteur de jazz), soit tournés en muet puis complètement postsynchronisés après coup en studio dans la langue du pays (cas du film français tourné par Louise Brooks, Prix de beauté, d'Augusto Genina, 1930), soit carrément bilingues (comme Allo Berlin ici Paris, de Julien Duvivier, 1931, tourné en une seule version, avec pour héros deux jeunes téléphonistes qui, à Paris et à Berlin, montrent qu'ils savent se faire comprendre dans leurs langues réciproques), soit enfin, solution fréquemment adoptée mais coûteuse, réalisés en deux ou plusieurs versions dans les mêmes décors avec des distributions différentes. Le Marius de Pagnol fut ainsi filmé, parallèlement à la version française d'Alexandre Korda que nous connaissons, dans une version suédoise avec des acteurs suédois qui succédaient aux interprètes français pour chaque plan !
Mais le doublage, mis au point par la suite, a ses inconvénients bien connus, le principal étant de plaquer sur le corps et sur le visage d'un acteur une voix et une langue qui sont étrangères à sa façon d'être et de bouger ; et, bien sûr, de mutiler son interprétation. Sans compter, tout comme pour une œuvre littéraire, les problèmes de traduction et de fidélité à l'esprit. Le sous-titrage, qui est préféré par les cinéphiles, a d'autres inconvénients. Il abîme l'image et ne donne qu'une version extrêmement abrégée du texte, où les sous-entendus, les nuances d'expression sont forcément traduits et simplifiés.
Couplé à ce problème du doublage, celui du choix entre le son direct et la postsynchronisation est apparu avec le parlant. Il faut savoir que, dans la plus grande partie des films montrés aujourd'hui, le dialogue entendu dans la version originale n'est pas celui qui a été prononcé sur le tournage, c'est un dialogue ré-enregistré[...]
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Écrit par
- Michel CHION : écrivain, compositeur, réalisateur, maître de conférences émérite à l'université de Paris-III
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