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ART & THÉOLOGIE

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La ressemblance et la dissemblance

Cette conclusion n'est-elle pas en soi un paradoxe ? Et d'abord n'y a-t-il pas non-sens à parler d'une figure du mystère théologique ? D'autant plus que notre cheminement commençait sur un fond de « haine théologique du visible » ? Mais la question est plus retorse qu'elle n'y paraît. Qu'entend-on exactement par figure ? Une figure, c'est une configuration du monde visible, c'est l'aspect d'un objet ou d'une créature en général ; Alberti ne l'entendait pas autrement, dans son De pictura, un historien de l'art, aujourd'hui, ne l'entend pas autrement non plus. Et en ce sens, bien sûr, les mystères de la théologie ne peuvent être qu'infigurables. Il y a cependant un tout autre sens du mot figure, un sens souverain et omniprésent dans l' exégèse médiévale, un sens que Giovanni di Genova énonçait ainsi dans son Catholicon : « figurer », écrivait-il en substance, c'est « transposer le sens dans une autre figure » (in aliam figuram mutare) – définition qui lui permettait cette audace de mettre en équivalence les trois verbes figurare, praefigurare et même defigurare (folio 142 vo).

La notion de figure, en ce sens, ne correspond plus du tout à l'assignation d'un aspect visible de la chose signifiée : figurer quelque chose, ce n'est plus désormais en chercher la ressemblance. C'est plutôt trouver une dynamique du déplacement, un détour hors de l'aspect – par exemple signifier « le Christ » en figurant un simple rocher, selon l'exégèse chrétienne d'un passage de l'Ancien Testament... Et l'on comprend alors que « figurer » revient à « signifier une chose sans donner sa ressemblance visible » : c'est donc un principe – sémiotique, esthétique – de dissemblance.

Nous voici parvenus au cœur du fonctionnement théologique de l'allégorisme, qui dépasse de très loin ce que nous nommons aujourd'hui l'iconographie : si la colombe, dans un tableau d'Annonciation, correspond bien à l'iconographie du Saint-Esprit, on peut souvent constater que, au-delà, c'est tout le tableau qui aura aimé agiter les aspects visibles par un « vent » d'étrangetés – colorations irréelles, voiles agités, espaces perturbés... Comme si la stabilité de l'histoire (l'Annonciation en tant que scénographie « réaliste » : un ange vient annoncer à la Vierge qu'elle sera enceinte) se trouvait atteinte et picturalement transfigurée en un réseau d'éléments étranges, flottants, où s'indiquent le déplacement et le détour propres de la « figure » exégétique (notons qu'exégèse signifie proprement : conduire hors de...). À ce moment, le mystère lui-même, c'est-à-dire l'incarnation invisible du Verbe, qui a lieu au moment précis de l'Annonciation, se trouve bien figuré, mais figuré par un ensemble de traces, de symptômes, figuré en quelque sorte par un autre mystère, que la peinture invente le plus souvent en faisant subtilement « dissembler » toute la représentation mimétique.

Cette étrange dialectique trouve sa source et sa justification à l'intérieur même du discours théologique. D'une part, la « figure » ainsi entendue est étroitement liée à la grande tradition médiévale de l'exégèse scripturaire, qui avait formulé une théorie hiérarchique du « quadruple sens de l' Écriture », théorie dans laquelle l'histoire (historia) se trouvait approfondie et en même temps subvertie par trois autres significations, dites « spirituelles », et vouées comme par nature au déplacement comme au dépassement de toute ressemblance (allegoria, tropologia, anagogia). Il existe d'autre part une véritable théorie de la figure dissemblable : elle se trouve[...]

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Pour citer cet article

Georges DIDI-HUBERMAN. ART & THÉOLOGIE [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

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Catherine de Sienne - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Catherine de Sienne

Autres références

  • ANNONCIATION

    • Écrit par
    • 168 mots
    • 1 média

    Solennité des Églises chrétiennes, l’Annonciation commémore, le 25 mars, l’événement relaté par l’Évangile de Luc (chap. i, 26-38), moment où l’archange Gabriel annonce à la Vierge Marie qu’elle concevra un fils de l’ Esprit saint et qu’elle l’appellera Jésus.

  • ANTHROPOMORPHISME

    • Écrit par
    • 7 544 mots
    • 1 média
    ...des instruments nécessaires à sa tâche d'approximation indéfinie de la ressemblance. Ces propos, dont le sens est éthique plus encore que théologique, nous éloigneraient de l'anthropomorphisme s'ils ne contenaient en même temps les prémisses d'une justification de l'activité artistique.
  • L'ART RELIGIEUX DE LA FIN DU MOYEN ÂGE EN FRANCE. ÉTUDE SUR L'ICONOGRAPHIE DU MOYEN ÂGE ET SUR SES SOURCES D'INSPIRATION (É. Mâle) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 035 mots
    Comme il l'avait fait pour l'art du xiiie siècle, Émile Mâle met en valeur le rôle complexe de l'Église à la fin du Moyen Âge et redéfinit, à partir du discours des théologiens ou des clercs, l'espace vécu de l'église comme lieu de culte et de relation à Dieu. Tout en élucidant la signification...
  • BYZANCE - Les arts

    • Écrit par et
    • 13 538 mots
    • 10 médias
    ...et Thessalonique (chapelle Saint-Euthyme à Saint-Démétrius, 1303 ; Saints-Apôtres, 1310-1314 et 1328-1334 ; Saint-Nicolas Orphanos, 1314-1317). Mais l' art fleurit aussi dans les monastères du mont Athos et à Mistra, dans l'empire de Trébizonde et en Épire (Parègoritissa d'Arta), en Bulgarie, en...
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