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CAMUS ALBERT (1913-1960)

Solitaire et solidaire

Cette condamnation des idéologies absolues devait entraîner d'âpres polémiques, en particulier avec Sartre et l'équipe des Temps modernes. Elle devait aussi trouver une confirmation par les faits au temps de la guerre d'Algérie, qui fut pour Camus un drame personnel ; parce qu'il se refusait à légitimer tout terrorisme, il ne pouvait approuver ni la révolution algérienne, ni les excès des « ultras ». Il est faux, cependant, d'évoquer son « silence » à cet égard : Actuelles III (« Chroniques algériennes 1939-1958 ») recueille ses prises de position, et en particulier son « appel à la trêve civile », lancé à Alger en 1956 et si mal entendu. La Chute (1956), roman insolite qui prend la forme d'un monologue dramatique, est directement inspirée par ce climat d'incompréhension et d'accusation. Mais au-delà de l'ironie et des sarcasmes de Jean-Baptiste Clamence, ce « prophète vide pour temps médiocres », cet « homme de notre temps » au « lyrisme cellulaire », qui exerce les étranges fonctions de « juge-pénitent », et, par l'aveu de sa culpabilité, veut entraîner son interlocuteur muet – ou son lecteur – à sa propre confession, Camus exprime une fois encore sa nostalgie de l'innocence et de la communion entre les êtres, dans un monde où chacun rêve de pouvoir, et où « le dialogue » a été « remplacé par le communiqué ». Les six nouvelles de L'Exil et le royaume (1957) sont centrées sur le destin de personnages exilés, chacun à sa manière, dans sa vie, et cherchant à retrouver le « royaume » perdu de la communion avec soi-même, avec l'autre, avec le monde. Si « la femme adultère » connaît l'extase dans l'union avec la nuit et le désert, où se découvre sa vérité, si D'Arrast, d'abord isolé dans un univers inconnu, accède à une fraternité où sa vie recommence, « le renégat » est renvoyé à sa folie meurtrière, l'instituteur, qui n'a pourtant pas livré son « hôte » arabe à la police, est condamné à la solitude totale, faisant entendre ainsi l'écho douloureux du drame algérien, et « les muets », en dépit de leur compassion, restent prisonniers de leur silence. Jonas, enfin, dont on ne sait s'il se dit « solitaire » ou « solidaire », offre l'image réaliste et allégorique de l'artiste qui ne peut créer que dans la solitude, mais qui ne veut pas se séparer des hommes ni de son temps ; il traduit ainsi le désarroi et les doutes de Camus, qui reprendra ce thème dans les Discours de Suède, tandis que la gloire du prix Nobel (1957) ne parviendra pas à l'apaiser. Il affirme alors : « Mon œuvre est devant moi... », et entreprend un roman, Le Premier Homme, qui devait revenir à ses sources, au « monde de pauvreté et de lumière », d'innocence aussi, de son enfance. Mais Camus meurt dans un accident de voiture le 4 janvier 1960.

L'œuvre de Camus, du vivant même de son auteur, et depuis sa mort, connaît une réception paradoxale ; célèbre et célébrée, elle est aussi déformée et dénigrée par des critiques abusés par son apparente simplicité, ou aveuglés par leurs préjugés philosophiques ou politiques ; mais son humanisme lucide et rigoureux, son effort pour ne rien nier ni de l'homme, ni du monde, la mythologie du possible qu'elle propose, tant sur le plan philosophique que politique, sa richesse morale, intellectuelle et esthétique ne cessent de confirmer que « la création authentique est un don à l'avenir ».

— Jacqueline LÉVI-VALENSI

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Écrit par

  • : professeur de littérature française contemporaine à l'université de Picardie, présidente de la Société des études camusiennes, doyen de la faculté des lettres

Classification

Pour citer cet article

Jacqueline LÉVI-VALENSI. CAMUS ALBERT (1913-1960) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Albert Camus - crédits : Kurt Hutton/ Getty Images

Albert Camus

Autres références

  • L'ÉTRANGER, Albert Camus - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean yves GUÉRIN
    • 1 041 mots
    • 1 média

    Lorsqu'en 1942 paraissent simultanément aux éditions Gallimard un roman, L'Étranger, et un essai, Le Mythe de Sisyphe, leur auteur, Albert Camus (1913-1960) n'est encore guère connu : voilà deux ans seulement qu'il a quitté l'Algérie, sa terre natale. Il a publié avant ces deux ouvrages...

  • LA PESTE (A. Camus) - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 454 mots

    Après L’Étranger (1942), La Peste est le deuxième roman publié par Albert Camus (1913-1960). Paru en 1947, il se présente comme la « chronique » d’une épidémie de peste survenue en « 194. » (l’auteur ne précise pas l’année) à Oran, en Algérie, durant la période coloniale....

  • LA CHUTE, Albert Camus - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 988 mots

    Initialement intitulée Un héros de notre temps, La Chute devait faire partie du recueil de nouvelles L'Exil et le royaume. Albert Camus (1913-1960) semble avoir été lui-même surpris de l'expansion de son récit – écrit très vite, entre septembre 1955 et février 1956 – qui l'obligea finalement...

  • L'ÉTAT DE SIÈGE (mise en scène E. Demarcy-Mota)

    • Écrit par Jean CHOLLET
    • 897 mots

    Sa passion pour le théâtre, qui se manifesta alors qu’il était encore étudiant à Alger, conduisit Albert Camus tant à adapter des romans à la scène (Requiem pour une nonne, d’après Faulkner ; LesPossédés, d’après Dostoïevski) qu’à écrire des pièces comme Le Malentendu ou...

  • L'HOMME RÉVOLTÉ, Albert Camus - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 506 mots

    Publié en 1951 aux éditions Gallimard, L’Homme révolté est un essai d’Albert Camus (1913-1960), pensé comme une suite et un contrepoint à un de ses précédents essais, LeMythe de Sisyphe (1942). Le livre constitue une réflexion sur la nécessité de la révolte, mais aussi sur les impasses...

  • EXISTENTIALISME

    • Écrit par Yves STALLONI
    • 1 084 mots

    Indépendamment de ses fondements théoriques et de ses retentissements philosophiques, l’existentialisme mérite d’être considéré dans une perspective littéraire et même sociologique. Une des raisons de sa popularité est sans doute que cette philosophie de l’existence ne propose pas un système...

  • GRENIER ROGER (1919-2017)

    • Écrit par Yves LECLAIR
    • 983 mots

    Journaliste, homme de radio et écrivain français, Roger Grenier fut un incomparable témoin de notre xxe siècle littéraire. L'exergue malicieux de ses Brefs Récits pour une longue histoire (2012), emprunté à Valery Larbaud, en dit long sur la posture paradoxale de leur auteur dont l'œuvre...

  • JEANSON FRANCIS (1922-2009)

    • Écrit par Universalis
    • 376 mots

    Philosophe, Francis Jeanson fut le fondateur d'un réseau de soutien au Front de libération nationale (FLN) algérien. Né à Bordeaux le 7 juillet 1922, Francis Jeanson a fait des études de lettres et de philosophie avant de gagner l'Espagne en 1943 pour échapper au STO (Service du travail...

  • JUSTICE (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 431 mots
    ...à la mort plutôt que de respecter une loi lui paraissant inique et qui lui interdirait de donner une sépulture à son frère ayant trahi la cité, jusqu’à L’Homme révolté (1951) d’Albert Camus (1913-1960), l’opposition entre ce qui est légal et ce qui est légitime a traversé les siècles.Pour...
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Voir aussi