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ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951)

La rétrogradation philosophique

Au moment où les uns théorisaient le socialisme, d'autres les espaces courbes, et où la plupart se rassemblaient pour travailler à l'avènement d'un monde moderne, Alain relut Aristote. Retournant au commencement, il entreprit, en solitude, de régresser à un âge où tout était à faire, où les chemins n'étaient point encore tracés. Pour cela il lui appartenait de revenir sans concession à lui-même sans rien retrancher de sa naïveté. Prétendant rendre la philosophie à sa souveraineté originelle, Alain en a radicalisé l'opération critique (le doute en tant que réflexion). Du même coup, il a converti la nature et le sens de cette souveraineté (pouvoir de la raison), en sorte que la philosophie, « science royale », s'accomplît comme réflexion et non comme système et apparût clairement initiatrice et non totalisante, critique et non démonstrative, éducatrice et non gouvernante. C'est ce qui l'a conduit à assimiler son propre philosopher à une actualisation perpétuée des plus grands philosophes et à effacer tout à fait l'idée qu'il pût y avoir une philosophie d'Alain, ou quoi que ce soit de nouveau à lire dans ses livres. L'originalité d'un philosophe ne tient pas à l'innovation à quoi il peut prétendre, mais à son aptitude à se situer à l'origine de la philosophie elle-même, c'est-à-dire à en réveiller les questions fondatrices. La décision philosophique d'Alain, excluant la nouveauté, vise ainsi à reprendre chaque question à l'origine, comme Wittgenstein l'a fait, mais sous le pôle opposé, car Alain poursuit cette origine non dans le discours, mais dans l'existence, qui en est l'objet, et selon un imprévisible cheminement qui passe par l'émiettement et la répétition et que jalonne une logique des séries.

L'émiettement traduit l'insertion de la pensée dans la diversité concrète, non comme dispersion mais comme concentration locale ; il exprime l'adhésion à la contingence des positions quelconques et multiples sous lesquelles nous nous rapportons au réel. Tel est le « poste » que doit rallier l'entendement et qui lui interdit d'ériger en point de vue intelligible (de Dieu ou d'état-major) l'unité du concept sous lequel une même loi rassemble les phénomènes qu'elle permet de déterminer. Kant avait reconnu la raison dialectique dans la raison systématisante ; Alain poursuit la dialectique dans la perception où il la voit renaître, rompue mais active en chaque tronçon et constituant l'imaginaire. C'est ce qu'illustre le « Propos d'un Normand », lié à l'actualité quotidienne de la IIIe République. L'émiettement est, en cela, un retour à la perception immédiate d'un individu quelconque. Perception qu'il s'agit de rendre au jugement, en l'arrachant à l'expérience englobante à quoi d'emblée elle s'intègre : l'opinion. Alors le monde devient la prose du philosophe ; et le jugement, en exhibant la croyance que fortifie l'événement, défait la vision globale qui toujours annule le regard.

Penser sur l'objet et selon les conditions où il est donné, voilà comment la philosophie de la perception contrarie la logique d'état-major qui veut soumettre au général les vues particulières. C'est le particulier qu'il faut penser universellement. Nous n'avons que faire de la meilleure forme de constitution dans la conjoncture urgente, mais nous avons besoin d'une disposition précise et adaptée qui colle à la situation. Certes, nul ne peut tout voir, toute vue est partielle, et tout sera donc relatif. Mais ce relativisme abstrait n'arrête que les esprits faibles. « Le relativisme pensé est par là même surmonté. » La partie suffit, autant que chaque partie tient[...]

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Pour citer cet article

Robert BOURGNE. ALAIN ÉMILE CHARTIER, dit (1868-1951) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ALAIN, LE PREMIER INTELLECTUEL (T. Leterre)

    • Écrit par Jean Marie GOULEMOT
    • 1 012 mots

    Le livre de Thierry Leterre Alain, le premier intellectuel (2006) est une biographie et répond aux lois du genre, comme le veut la collection Biographies, chez Stock. Il en possède les qualités : critique des témoignages, utilisation de documents inédits (journaux intimes et correspondances inédits,...

  • ART (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 282 mots
    ... qu’ils prennent d’eux-mêmes ? « Tous les arts sont des miroirs où l’homme connaît et reconnaît quelque chose de lui-même qu’il ignorait »,écrit Alain (1868-1951). Jusqu’où cependant faut-il valoriser cette fonction de l’art, et cette valorisation n’est-elle pas dangereuse ?
  • CONSCIENCE (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 718 mots
    ...prétendre égaler la puissance irréfutable de mes impressions subjectives. C’est ce qui explique pourquoi les penseurs qui se réclameront de Descartes, tel Alain (1868-1951) au xxe siècle, ne sauraient accorder la moindre place à un quelconque inconscient. Pour Alain, l’inconscient n’est rien d’autre que...
  • DREYFUS (AFFAIRE)

    • Écrit par Vincent DUCLERT
    • 4 892 mots
    • 3 médias
    ...se reproduise l'adhésion du plus grand nombre à la propagande nationaliste et antisémite, de jeunes intellectuels comme Daniel Halévy ou le philosophe Alain s'engagèrent dans le mouvement des universités populaires, lancèrent des revues, animèrent des sections de la Ligue et, pour certains, militèrent...
  • INCONSCIENT (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 3 276 mots
    ...s’il en est bien ainsi, l’inconscient qui procède à ces métamorphoses est alors plus conscient que le conscient ! C’est précisément ce que reprochera le philosophe Alain (1868-1951) aux conceptions freudiennes. Pour Alain, l’inconscient est une fiction, celle d’un « un autre Moi », « une méprise sur le...
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Voir aussi