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SCHOPENHAUER ARTHUR (1788-1860)

La connaissance esthétique

Dans le plan général du Monde comme volonté et comme représentation, la contemplation est présentée comme une étape vers l'abolition du vouloir-vivre. Mais le salut par la gnose n'est accessible qu'à quelques saints, au nombre desquels Schopenhauer ne s'est pas compté lui-même. La contemplation esthétique est offerte à tous, ne serait-ce que dans le spectacle de la beauté de la nature. Nous sommes habitués, depuis Hegel, à identifier esthétique et théorie de la création artistique. Pour Schopenhauer, la théorie de l'art doit être rapportée à une théorie de la contemplation du beau, et celle-ci à la connaissance par les idées.

Invoquant assez abusivement Platon, Schopenhauer appelle idées les formes sous lesquelles se diversifie et s'objective la volonté une. C'est ainsi que, comme l'étymologie le suggère, à chaque « espèce » animale du monde phénoménal correspond métaphysiquement une «  idée ». Il en est de même des forces naturelles (distinguées des causes). Dans l'exemple de la pesanteur, la force est traduite aussi bien dans les lois de la physique que dans une construction architecturale. Dans un cas, elle est donnée à comprendre scientifiquement, techniquement, dans l'autre elle est donnée à voir intuitivement dans l'équilibre des colonnes et de l'entablement, comme elle le serait dans le spectacle sublime d'un paysage de montagne. La connaissance par les idées se distingue donc radicalement de la connaissance par les concepts, ces outils intellectuels subordonnés aux fins sans fin du vouloir-vivre individuel. L'homme ordinaire, toujours affairé, est le plus souvent incapable d'échapper à l'objectivité utilitaire des phénomènes, incapable de s'arrêter à la contemplation de la chose même, de son essence comme objectivation du vouloir. C'est au génie qu'il appartient, par un développement exceptionnel de l'intellect, d'accéder à l'idée et de devenir pur sujet de connaissance d'un pur objet. L' œuvre d'art, qui communique à un large public cette connaissance, vaut donc non pas en tant que création (qui ne serait qu'exaltation de la volonté), mais comme la possibilité d'une expérience métaphysique qui nous délivre momentanément de la « roue d'Ixion » de la causalité phénoménale.

Qu'il s'agisse d'un spectacle naturel, d'un monument, d'un tableau peint, d'un poème, le plaisir pur, désintéressé, est à la fois affranchissement du sujet connaissant et jouissance intuitive de la chose même. Un des premiers, Schopenhauer porte intérêt aux matériaux et sait apprécier la beauté d'une esquisse. Contre Kant, la contemplation esthétique est pour lui authentiquement connaissance métaphysique ; contre Hegel, elle est indépendante de l'histoire et aucune dialectique ne peut prétendre épuiser le sens d'une œuvre de génie. C'est pourquoi, même en tenant compte de la hiérarchie des idées exprimées, il ne peut y avoir à proprement parler de système des beaux-arts.

D'ailleurs, il existe un art capable d'atteindre directement la volonté elle-même, sans passer par l'objectivation de l'idée : « La musique nous donne ce qui précède toute forme, le noyau intime, le cœur des choses. » Elle est le plus profond, le plus puissant de tous les arts. Nul mieux que Schopenhauer n'a justifié la signification universelle du génie de Mozart et de Beethoven. Bien au-delà d'une sentimentalité individuelle, c'est le monde même, comme volonté, qui est répété dans ses harmonies et ses dissonances. En dehors de tout concept, le langage immédiat de la musique est « un exercice métaphysique inconscient ».

Il n'en résulte pas que la philosophie doive faire place à l'art ou se transformer[...]

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Écrit par

  • : maître de conférences honoraire de philosophie, université de Paris-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Jean LEFRANC. SCHOPENHAUER ARTHUR (1788-1860) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Schopenhauer - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Schopenhauer

Autres références

  • LE MONDE COMME VOLONTÉ ET COMME REPRÉSENTATION, Arthur Schopenhauer - Fiche de lecture

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 747 mots
    • 1 média

    Méconnu par ses contemporains, Arthur Schopenhauer (1788-1860), ne se reconnaissant pour seul héritage philosophique que Kant et les Védas, soutient sa thèse sur La Quadruple Racine du principe de raison suffisante en 1813. Cinq ans plus tard, en 1818, paraît la première version de son grand œuvre...

  • ASÉITÉ

    • Écrit par Marie-Odile MÉTRAL-STIKER
    • 829 mots

    Appartenant strictement à la langue philosophique, le terme « aséité », qui évoque inévitablement la causa sui de Spinoza, désigne la propriété de ce qui a sa propre raison d'être en soi-même et n'est pas relatif à un autre pour ce qui est de son existence. Sur ce sens général,...

  • BONHEUR

    • Écrit par André COMTE-SPONVILLE
    • 7 880 mots
    Schopenhauer, mieux que Platon ou que quiconque, a dit ici l'essentiel. L'homme est désir et le désir est manque. C'est pourquoi, pour Schopenhauer comme pour le Bouddha, toute vie est souffrance : « Vouloir, s'efforcer, voilà tout leur être ; c'est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour...
  • BONHEUR (notions de base)

    • Écrit par Philippe GRANAROLO
    • 2 593 mots
    Il appartiendra à Arthur Schopenhauer (1788-1860) de mettre à bas, au xixe siècle, l’édifice épicurien. Comme tous les vivants, l’homme est un être de désir, désir dont seule la mort peut faire taire en nous la voix. En échouant dans nos objectifs, nous souffrons. Et quand nous atteignons...
  • BOUDDHISME (Histoire) - Le renouveau contemporain

    • Écrit par Heinz BECHERT
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    ...ranimer l'intérêt des bouddhistes pour leur propre doctrine et les incitèrent à se défendre contre l'emprise culturelle de la civilisation occidentale. Dans ce contexte, on peut citer : le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui se désignait lui-même comme bouddhiste et dont les œuvres...
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Voir aussi