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ZEN

Une « pensée » translogique ?

Rapporter du chan qu'il met le discours en suspens, qu'il se prive de la négation, c'est, par artifice, attribuer au chan une attitude. C'est le trahir. Nous ne nous y sommes hasardé que contraint par l'infrangible tautologie à laquelle la logique condamne le langage.

Sans le leurrer sur les vertus d'une glose non moins reprochable désormais – et pour les mêmes raisons – qu'une explication théologique, nous soumettons au lecteur ce que d'autres nomment un modèle ; savoir un arrangement régi par la logique et dont le seul sens est de suggérer ce à quoi invite sans mots le chan : la déshérence du signifiant, ou, pour paraphraser les Chinois, l'immersion dans la source profonde. Pour ce faire, nous tâcherons ici encore de commenter quelques notions du bouddhisme classique que le chan a sondées par ses moyens propres.

De même qu'avec le bouddhisme canonique il reçoit duḥkha (la souffrance) pour donnée première, de même le chan tient le désir (taṇhā ; skt : tṛṣṇā, « soif ») pour contemporain de celle-ci. Si le Buddha historique distingue duḥkha de taṇhā dans l'exposé des quatre « nobles vérités » (Cattāri Ariyasaccāni), c'est pour mieux en montrer les caractères complémentaires, pour en constater l'indissociabilité de fait. La deuxième vérité est désignée par duḥkhasamudaya : apparition de la souffrance (apparition, et non cause). Ce avec quoi apparaît la souffrance – le désir – ne pâtit d'aucune imprécision : il est soif, avidité des sens, kāma-taṇhā ; soif d'exister (avec la connotation de continuité, de permanence), bhava-taṇhā ; soif de non-exister ou défaite du désir, vibhava-taṇhā, d'où sourd indéfiniment le désir. Nous retrouvons à travers taṇhā les cinq khandha (skt : skandha) et en premier lieu vedanā, les affects.

À la souffrance (écart et manque « convoqué » par le désir) correspondent les gestuelles vécues dont les skandha sont les factices mais irrécusables intermèdes : celles de la convoitise et de la répulsion, l'une et l'autre liées à la perception du monde rendu présent par l'instrumentation des skandha. Convoitise et répulsion ne sont pas que des sentiments, des amorces de comportement au sens atténué que nous donnons à ces mots. Elles sont mouvement global et non réfléchi qui sous-tend le saisir et le rejeter, le faire-mien et l'abolir, dans la couleur passionnelle (kleśa) qui imprègne nos actes et nos visées. Nos prépositions latines pro et ante fournissent d'excellents indices de ce mouvement en vue d'avoir ou d'anéantir, où l'on retrouvera sans peine un aspect de ce qui a été dit de la perception.

Le bouddhisme et particulièrement le chan supposent que la rémission de ce double mouvement va de pair avec l'aperception de śūnyatā ; c'est à l'une et à l'autre que le chan consacre ce que l'on a appelé son mode de vivre.

À la solution non intellectuelle des problèmes ainsi posés et affrontés ensemble, le chan voue une attention interrogative que nous tenterons d'élucider par l'examen de smṛti (pāli : sati), traduit tantôt par attention, tantôt par mémoire. Smṛti, dans le Mādhyamika du moins, est une attitude d'attention qui n'a pas à se satisfaire d'un objet, qui n'a pas en quelque sorte à se soutenir de lui en s'orientant vers le support qu'il lui fournirait. C'est dans le dessein de révéler smṛti « sans contexte » que certains bouddhistes (et certaines écoles zen, entre autres) pratiquent l'exercice ānāpānasmṛti (pāli : ānāpānasati), attention au va-et-vient du souffle. Le but en est d'aiguiser l'attention de telle façon que le méditant, requis progressivement et jusqu'à l'être complètement par l'observation du[...]

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Écrit par

  • : fondateur d'Encyclopædia Universalis et directeur de la première édition

Classification

Pour citer cet article

Claude GRÉGORY. ZEN [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BOUDDHISME (Les grandes traditions) - Bouddhisme japonais

    • Écrit par Jean-Noël ROBERT
    • 13 492 mots
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  • DŌGEN (1200-1253)

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  • HAKUIN (1685-1768)

    • Écrit par Madeleine PAUL-DAVID
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    Au cours des époques Kamakura et Muromachi, l'apport des moines zen à la culture et à l'art japonais fut considérable. À Kyōto, sous le patronage des Ashikaga, ils ont joué un rôle de premier plan. C'est alors que les Gozan (les cinq grands monastères de la capitale) répandirent...

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