TRANSFERTS CULTURELS
Postcolonialisme et transferts culturels
La question du postcolonialisme n’est pas sans lien avec celle des transferts culturels. Il s’agit bien de s’intéresser à des formes culturelles résultant de rencontres entre les pays anciennement colonisés et l’héritage intellectuel des colonisateurs. Par exemple, l’incidence des cultures africaines sur l’esthétique ou les littératures française ou anglaise est tout aussi forte que les traces laissées par les colonies sur les cultures africaines. L’interaction est en fait infinie, dans la mesure où les cultures africaines ont été fixées par l’activité linguistique de missionnaires cherchant à diffuser la Bible mais qui n’auraient jamais pu réaliser cette médiation sans l’intervention d’informateurs locaux. Les transferts qui s’opèrent entre nations européennes et anciennes colonies ne sont pas, dans leur principe, différents des relations qui existent entre nations européennes ou entre pays européens et pays asiatiques, pour lesquels le terme postcolonialisme n’a pas cours. Les doctrines postcoloniales elles-mêmes sont au demeurant le résultat d’un transfert, puisqu’il s’agit de théories élaborées dans les campus américains par des enseignants indiens qui se réclamaient des travaux de la French Theory, comme ceux de Michel Foucault ou Jacques Derrida, ou du déconstructivisme de Paul de Man. Edward Said, l’une de leurs références, est aussi un Palestinien des États-Unis fasciné par l’œuvre du romaniste allemand Erich Auerbach.
L’histoire des importations et réinterprétations culturelles qui déterminent la construction d’une tradition esthétique ou simplement d’une politique nationale peut en effet reposer sur une stratification dont seule une part correspondrait à une situation coloniale. Si l’on prend l’exemple de l’histoire du Vietnam et si l’on fait même abstraction des rencontres et imbrications entre les nombreuses minorités ethniques qui, des Hmong aux Thaï, constituent l’ensemble vietnamien, on ne peut manquer d’observer d’une part l’indianisation par le biais de l’empire Cham et d’autre part la sinisation qui aboutit à transformer la cour de Huê en une imitation de la cour de Pékin. Ces deux strates anciennes ne relèvent pas du schéma colonial. Il en va autrement de la présence française dont on ne saurait toutefois oublier qu’elle a visé à la production de formes esthétiques mixtes. Depuis le style franco-vietnamien du musée d’Histoire de Hanoï, anciennement édifice de l’école française d’Extrême-Orient, jusqu’aux peintures ambiguës de l’école des Beaux-Arts de Hanoï, la présence coloniale française visait aussi à la création d’une culture hybride. On peut aussi rappeler que, de Vo Nguyên Giap à Hô Chi Minh, les leaders de la résistance à la France ont puisé dans ce pays et ont retourné contre lui les modèles de leur action.
Parmi les lieux d’observations de transferts culturels aux strates multiples, l’Asie centrale offre un exemple éclairant dans la très longue durée. Dans l’Antiquité, la vallée de l’Oxus sert de cadre à une rencontre de la civilisation grecque incarnée par Alexandre (356-323 av. J.-C.) et des peuples nomades. Plus tard, les Grecs y rencontrent les Perses, tandis que les Arabes islamisent la population iranienne des Sogdiens. Mais ils rencontrent les armées de Gengis Khan, le Mongol dont les descendants ont successivement adopté comme langue le turc puis le persan avant de partir à la conquête de l’Inde du Nord. La rencontre avec le colonisateur russe poussant vers le sud s’inscrit dans une dynamique dont le départ remonte au moins à la prise de Kazan par Pierre le Grand ; elle façonne le visage des villes comme Samarcande. Le long de la fameuse Route de la soie, c’est-à-dire d’un axe discontinu reliant l’Inde ou la Turquie à la Chine, on voit se multiplier les langues intermédiaires[...]
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Écrit par
- Michel ESPAGNE : directeur de recherche au C.N.R.S.
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