BECKETT SAMUEL

La « Comédie »

Et l'écrivain irlando-français boucle son esthétique du va-et-vient en passant lui-même sans cesse d'une langue à l'autre, traduisant ses textes français en anglais, et ses textes anglais en français. Ou bien en alternant prose et théâtre. Car, pour Beckett comme pour Genet, le théâtre n'est pas une dérivation de la création littéraire. Il s'impose au contraire, à un moment donné (à vrai dire assez tôt, Éleuthéria, première pièce toujours inédite, datant de 1947), comme une nécessité intrinsèque à la poursuite de l'œuvre. Comme le détour qui permet à Beckett, nourri dès l'adolescence par la lecture de Dante, de donner forme à sa propre Comédie.

L'art étant, selon le credo beckettien, « contraction », l'espace théâtral, par ses strictes limites physiques et l'espèce de compression qu'il exerce sur les corps et les paysages humains, ne peut que séduire un auteur qui, par ailleurs, dépouille de plus en plus ses textes de toute tendance anecdotique ou descriptive, narrative même, au profit du seul soliloque. Or quel instrument mieux que la cage de scène pourrait donner toute sa résonance à ce dialogue à l'intérieur d'une seule tête ? Enfin, il a l'ambition beckettienne de donner à voir l'invisible. Ce désir de « forcer l'invisibilité foncière des choses extérieures jusqu'à ce que cette invisibilité elle-même devienne chose, non pas simple conscience de limite, mais une chose qu'on peut voir et faire voir » (à propos de la peinture des Van Velde dans Le Monde et le Pantalon, 1989) trouve au théâtre son accomplissement : le lieu où rendre palpables, concrètes, où donner corps aux forces invisibles qui trament et orientent nos existences.

Dès En attendant Godot, porté à la scène en 1953 par Roger Blin, et de plus en plus radicalement avec chaque pièce nouvelle (Fin de partie, 1957 ; La Dernière Bande, 1959 ; Oh les beaux jours, 1963), Beckett jouera à plein de ce pouvoir du théâtre de rendre sensible et visible l'invisible. Pas à la manière allusive d'un Maeterlinck qui, dans L'Intruse ou Les Aveugles, fait sentir la présence de la mort à travers un souffle de vent glacé dans les arbres, mais de façon directe et « matiériste », aussi bien que matérialiste, en inventant un théâtre de l'« être-là », un théâtre de la seule et de la pure « présence », ainsi que l'a écrit Robbe-Grillet. Théâtre aussi – pour reprendre une expression chère à un autre dramaturge de ce théâtre dit de l' absurde, Arthur Adamov – de la littéralité. « Une pièce de théâtre, note l'auteur de La Parodie dans des termes qui conviennent également à celui de En attendant Godot, doit être le lieu où le monde visible et le monde invisible se touchent et se heurtent, autrement dit la mise en évidence, la manifestation du contenu caché, latent, qui recèle les germes du drame. Ce que je veux au théâtre [...], c'est que la manifestation de ce contenu coïncide littéralement, concrètement, corporellement avec le drame lui-même. Ainsi, par exemple, si le drame d'un individu consiste dans une mutilation quelconque de sa personne, je ne vois pas de meilleur moyen pour rendre dramatiquement la vérité d'une telle mutilation que de la représenter corporellement sur la scène. »

<it>Oh les beaux jours</it>

Oh les beaux jours

Oh les beaux jours

Une scène de la pièce de Samuel Beckett Oh les beaux jours, donnée au Royal Court Theatre de…

D'où cette accentuation permanente du corps sur la scène beckettienne. Non seulement les « poitrines plantureuses », les visages trop blancs, les chapeaux et les « cheveux en désordre », les « nez violacés », les « voix fêlées », etc., mais aussi les enfouissements dans la terre (Oh les beaux jours) ou dans des jarres (Comédie, 1966), les amputations, les boiteries (Clov dans Fin de partie), mais encore le recours à des accessoires mettant le corps crûment à l'étal, tels[...]

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Jean-Pierre SARRAZAC, « BECKETT SAMUEL », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le . URL :

Médias

Samuel Beckett

Samuel Beckett

Samuel Beckett

Le romancier et dramaturge d'origine irlandaise Samuel Beckett (1906-1989). La majorité de son œuvre…

<it>Oh les beaux jours</it>

Oh les beaux jours

Oh les beaux jours

Une scène de la pièce de Samuel Beckett Oh les beaux jours, donnée au Royal Court Theatre de…

Autres références

  • EN ATTENDANT GODOT, Samuel Beckett - Fiche de lecture

    • Écrit par David LESCOT
    • 5 496 mots
    • 1 média

    En janvier 1953 retentit au théâtre Babylone le bruit d'une curieuse bombe, dont l'explosion allait bouleverser le monde du théâtre et de la littérature contemporaine. Dans cette salle parisienne alors en faillite que dirigeait Jean-Marie Serreau, Roger Blin mettait en scène En[...]

  • FIN DE PARTIE (mise en scène d'A. Françon)

    • Écrit par Didier MÉREUZE
    • 4 163 mots

    « C'est laid, c'est sale, c'est désolant, c'est malsain, c'est vide et misérable. » Ainsi se plaignait le célèbre critique Jean-Jacques Gautier dans les colonnes du Figaro, quelques jours après la première en France de Fin de partie. S'en prenant à Beckett, qui «[...]

  • FIN DE PARTIE, Samuel Beckett - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 7 722 mots

    Fin de partie est la deuxième pièce représentée, après En attendant Godot (1953), de Samuel Beckett (1906-1989). Créée en français au Royal Court Theatre de Londres le 1er avril 1957 et suivie d’Acte sans paroles, elle sera montée quelques semaines plus tard à Paris, au Studio des Champs-Élysées,[...]

  • MOLLOY, Samuel Beckett - Fiche de lecture

    • Écrit par Christine GENIN
    • 4 479 mots
    • 1 média

    Molloy est le premier roman que Samuel Beckett (1906-1989) publie en langue française, « avec le désir de (s)'appauvrir encore davantage », après deux romans écrits en anglais. Il inaugure sa grande trilogie romanesque, qui se poursuit avec Malone meurt (1952) et L'Innommable (1953),[...]

  • OH LES BEAUX JOURS (S. Beckett) - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 5 707 mots

    Oh les beaux jours est une pièce de théâtre de l'écrivain irlandais Samuel Beckett (1906-1989). Écrite en anglais en 1960-1961, elle est créée à New York puis à Londres en 1962. L'année suivante, elle est montée en français par Roger Blin, avec Madeleine Renaud et Jean-Louis[...]

  • ABSURDE THÉÂTRE DE L'

    • Écrit par Christophe TRIAU
    • 5 717 mots

    Pris dans une acception large et diffuse, « absurde » peut être employé pour caractériser des œuvres littéraires qui témoignent d'une angoisse existentielle, celle de l'individu égaré dans un monde dont l'ordre et le sens lui échappent. Ainsi des romans de Kafka, par exemple. Mais la principale incarnation[...]

  • ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature

    • Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ, Jacques DARRAS, Jean GATTÉGNO, Vanessa GUIGNERY, Christine JORDIS, Ann LECERCLE, Mario PRAZ
    • 154 929 mots
    • 29 médias
    [...]1960. Brigid Brophy, dans In Transit (1969), montrait comment se crée une réalité fictive, constamment mouvante, en transit. Dès 1938, cependant, Samuel Beckett, avec Murphy (puis avec Watt, son second roman en anglais), se livrait à une critique totale du réel et apercevait « un flux de formes »,[...]
  • BLIN ROGER (1907-1984)

    • Écrit par Armel MARIN
    • 2 544 mots

    Metteur en scène exemplaire d'un théâtre difficile, dont le nom est attaché à la réalisation des grandes œuvres de Genet et de Beckett. Élève de Dullin, lié à Artaud, proche de Prévert et du groupe Octobre, Blin se fait connaître comme acteur avant la Seconde Guerre mondiale.[...]

  • DRAME - Drame moderne

    • Écrit par Jean-Pierre SARRAZAC
    • 33 310 mots
    • 7 médias
    [...]personnage, coupé des autres mais aussi de lui-même, à la fois trop identique à l'autre et trop différent de soi, se scinde, et selon l'expression même de Beckett, se « met en plusieurs », qui se contrarient et s'annulent mutuellement. Aporie, neutralisation du personnage, qui n'est susceptible, chez Beckett,[...]
  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par Dominique RABATÉ
    • 40 005 mots
    • 13 médias
    [...]l’italienne, et son idée d’une sublimation spectaculaire du néant et de la mort ; plus directement comme une attaque contre toute structure dramatique et le langage des dialogues ici vidés de leur sens, chez Eugène Ionesco (1909-1994), qui pastiche la méthode Assimil dans La Cantatrice chauve (1950).
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Voir aussi