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GAUGUIN PAUL (1848-1903)

Technique et esthétique

Dans les toiles de ses dix premières années, Gauguin brossait les tons peu distants les uns des autres, ce qui leur donnait un aspect floconneux, une harmonie sourde de couleur « teigneuse » (J. K. Huysmans). Il a acquis de Pissarro son habileté picturale, mais son maître secret resta Degas, dont il transposa deux danseuses sur un curieux coffre de bois sculpté, véritable coffre de matelot (1884). De la Martinique au deuxième séjour en Bretagne, il évolua très rapidement de l'impressionnisme au synthétisme. Le synthétisme définit une forme non naturaliste, exprimant l'idée de l'œuvre d'art par un dessin concis et par la saturation subjective de la couleur. « La couleur pure ! Il faut tout lui sacrifier. L'intensité de la couleur indiquera la nature de la couleur » (Avant et Après). Gauguin avait le culte de Raphaël et d'Ingres, mais aussi celui de Delacroix ; il posera l'équation « la ligne, c'est la couleur », parce que la valeur spirituelle de l'une renforce celle de l'autre. L'acte de créer réside dans l'alliance de la forme et de la couleur, en éloignant de la réalité. La ligne exprime la potentialité vitale de l'œuvre d'art. Les lignes droites, ces arbres minces et syncopés qui rythment les paysages de Gauguin, tendent vers l'infini, et c'est pourquoi, malgré leur apparence classique, ses tableaux ne sont pas des classiques ; Maurice Denis a eu tort d'appeler Gauguin « un Poussin sans nature classique ». Au contraire, les lignes courbes limitent et, se reployant, traduisent l'impuissance à atteindre l'absolu. La couleur apporte en vagues d'ondes sensorielles ce qu'il y a à la fois de plus universel et de plus secret dans la nature. Vibration musicale, elle est, comme la musique dans l'esthétique de Schopenhauer, l'objectivation de la « volonté » derrière le monde des apparences. « Quand mes sabots retombent sur ce sol de granit [la Bretagne], j'entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture. » Gauguin finira par dénoncer l'impressionnisme qu'il identifiera à un système de vibrations seulement optiques, « art purement superficiel, tout matériel ». Son incursion dans le pointillisme sera de simple curiosité (Nature morte « ripipoint », 1889). Il regardera de haut les adeptes du divisionnisme, « petits jeunes gens chimistes qui accumulent des petits points ». Dès 1885, Gauguin avait retrouvé les accents de Baudelaire pour affirmer, pour chanter qu'« il y a des tons nobles, d'autres communs, des harmonies tranquilles, consolantes, d'autres qui vous excitent par leur hardiesse ».

Autoportrait, Paul Gauguin - crédits : AKG-images

Autoportrait, Paul Gauguin

C'est l'interdépendance des techniques et non le courant symboliste en littérature qui mit Gauguin sur la voie des correspondances et de son propre style pictural. L'énigmatique buisson de feu au pied de l'arbre bleu outremer des Alyscamps (1888) éclate déjà au milieu de motifs péruviens et de chauves-souris chinoises sur les panneaux d'une bibliothèque sculptée et polychromée en 1881. Les couleurs, de plus en plus « loin de la nature », dans les tableaux peints après l'étape martiniquaise et la fabrication des cinquante-cinq vases, sont « un vague souvenir de la poterie tordue par le grand feu. Tous les rouges, les violets rayés par les éclats de feu. » Gauguin avait remarqué que les émaux nappant un grès après passage au four sont en harmonie impeccable parce qu'ils ont été fixés, sans creux ni recouvrement, d'un seul coup, dans une gamme qui se passe de complémentaires. Il recréa cet effet en peinture grâce au cloisonnisme de couleurs qui ne se mélangent pas mais s'enchevêtrent les unes dans les autres. Le cloisonnisme de la touche chez Gauguin va de pair avec le côté ornemental et donc abstrait de son dessin. Il a qualifié lui-même de « tout à fait spécial,[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite, université de Montréal, Kress Fellow, Galerie nationale, Washington, membre de la Société royale du Canada

Classification

Pour citer cet article

Philippe VERDIER. GAUGUIN PAUL (1848-1903) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<it>Bretonnes et veau</it>, P. Gauguin - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Bretonnes et veau, P. Gauguin

Vision après le sermon, P. Gauguin - crédits : AKG-images

Vision après le sermon, P. Gauguin

Autoportrait, Paul Gauguin - crédits : AKG-images

Autoportrait, Paul Gauguin

Autres références

  • GAUGUIN ET LE "PRIMITIVISME" - (repères chronologiques)

    • Écrit par Barthélémy JOBERT
    • 885 mots

    1886 Gauguin vient s'établir en Bretagne, à Pont-Aven, où il séjourne de juillet à octobre, en quête d'un contact avec une civilisation encore peu marquée par le monde moderne, dans laquelle il veut refonder sa peinture et sa sculpture. Lors de son second séjour breton en 1888, il écrira : « J'aime...

  • VAN GOGH ET GAUGUIN (expositions)

    • Écrit par Barthélémy JOBERT
    • 920 mots

    Les neuf semaines passées ensemble par Paul Gauguin et Vincent Van Gogh à Arles, entre la fin octobre et la fin décembre 1888, ont toujours été considérées comme un des épisodes majeurs du post-impressionnisme : d'abord par l'union de deux de ses personnalités les plus marquantes, à un moment crucial,...

  • LA VISION APRÈS LE SERMON OU LA LUTTE DE JACOB AVEC L'ANGE (P. Gauguin)

    • Écrit par Barthélémy JOBERT
    • 200 mots
    • 1 média

    La Vision après le sermon (National Gallery of Scotland, Édimbourg), que Paul Gauguin (1848-1903) peignit durant l'été de 1888 lors de son séjour à Pont-Aven, n'est pas à proprement parler une œuvre « primitiviste » : c'est l'influence japonaise qui y prédomine, en particulier celle d'Hirochige...

  • AUTOPORTRAIT, peinture

    • Écrit par Robert FOHR
    • 3 573 mots
    • 6 médias
    ...pour mission de révéler les affinités à la fois affectives et esthétiques, c'est la formule du « tableau dans le tableau » qui fonctionne le mieux : P.  Gauguin, Autoportrait avec le portrait d'Émile Bernard, 1888, musée Van Gogh, Amsterdam, et E. Bernard, Autoportrait avec le portrait de Gauguin...
  • BERNARD ÉMILE (1868-1941)

    • Écrit par Jean-Paul BOUILLON
    • 374 mots

    Peintre lillois qui vient à Paris en 1881 et fréquente l'atelier de Cormon où il rencontre Van Gogh et Toulouse-Lautrec. Exclu de l'atelier en 1886, Émile Bernard voyage en Normandie et en Bretagne, fait la connaissance de Schuffenecker, puis, lors de son retour à Pont-Aven en 1888, se lie durablement...

  • ENSEIGNEMENT DE L'ART

    • Écrit par Annie VERGER
    • 16 115 mots
    ...solide, ils déclassent par leur activité l'enseignement traditionnel et produisent du même coup, sans doute à leur insu, le mythe du « créateur incréé ». Gauguin, dans une lettre à son ami Charles Morice, en juillet 1901, résume cette transformation qui inaugure le xxe siècle : « Puvis explique son idée,...
  • IMPRESSIONNISME

    • Écrit par Jean CASSOU
    • 9 484 mots
    • 32 médias
    Ce qu'il y a d'exclusivement sensoriel, matériel chez les impressionnistes, cet art acéphale, choque Gauguin. « La pensée n'y réside pas. » « Ils cherchèrent autour de l'œil, dit-il encore, non au centre mystérieux de la pensée, et de là tombèrent dans des raisons scientifiques. » On ne saurait mieux...
  • Afficher les 11 références

Voir aussi