MU‘TAZILISME

Le mu‘tazilisme est une des sectes (firaq) les plus importantes de l' islam. Elle a des origines politiques qui remontent aux premiers temps du califat, et ses adeptes ont joué un rôle dans les événements qui ont marqué la période umayyade et ‘abbāside. Elle s'est d'autre part signalée comme la première des écoles de théologie spéculative (kalām). La pensée religieuse musulmane s'est développée à partir d'elle et souvent en fonction d'elle. C'est par sa doctrine que le mu‘tazilisme a survécu et que son esprit peut encore inspirer la réflexion des penseurs musulmans.

Origines politiques

L'ancien mu‘tazilisme

H. S. Nyberg et après lui H. Laoust ont insisté sur les circonstances politiques dans lesquelles est apparu le mu‘tazilisme. En arabe, mu‘tazila est le participe du verbe i‘tazala qui signifie « se séparer » (d'où i‘tizāl, « action de se séparer »). Pour expliquer cette dénomination, les hérésiographes musulmans rapportent que Wāṣil b. ‘Ata' et ‘Amr b. ‘Ubayd, les deux promoteurs du mu‘tazilisme, se seraient séparés du cercle de Ḥasan al-Baṣrī, sous le calife Hishām (début du iie siècle de l'hégire), sur la question du fāsiq, celui qui a commis une faute grave (kabīra). C'est là donner une origine théologique à la secte. En réalité, le statut juridique du fāsiq avait fait problème bien auparavant, et cela à propos de situations concrètes nées des conflits sanglants qui avaient agité l'Islam à la suite de l'assassinat, en 656, du troisième calife, ‘Uthmān, et sous le califat de son successeur ‘Alī. Dès la révolte de Ṭalḥa et de Zubayr contre ‘Alī, un groupe de musulmans refusa de prendre parti et resta à l'écart. L'historien Tabarī (839-923), parlant de l'attitude de l'un d'eux, al-Ahnaf b. Qays, utilise le verbe i‘tazala. Ce même verbe est employé à propos de ceux qui, plus tard, se séparèrent de ‘Alī et cessèrent de le soutenir sans pour autant le combattre. Aux yeux de ces premiers tenants de l'i‘tizāl, pieux croyants, il était évident que, dans ces luttes entre musulmans, l'un des partis, sinon les deux, avait commis une grave faute. Mais comme on ne pouvait savoir avec certitude lequel était coupable, il n'y avait aucun fondement à traiter l'un en fidèle et l'autre en infidèle. Il semble que cette impossibilité pratique de prononcer un jugement d'infidélité (takfīr) ait conduit à l'idée générale que le fāsiq (ou le fādjir) n'était pas un infidèle (kāfir) comme le voulaient les khāridjites : les descriptions que donne le Coran de l'homme qui n'a pas la foi ne s'appliquent pas à lui, car le kāfir est essentiellement celui qui nie les signes que Dieu a envoyés dans le Livre et qui rejette la mission du Prophète.

Les murdjites ( murdji‘a) considéraient que le coupable de grandes fautes restait fidèle en dépit de ses actions mauvaises, car ils définissaient la foi indépendamment des œuvres : ils la fondaient sur la connaissance vraie de Dieu et sur ce qu'une telle connaissance implique d'humilité et d'amour ; l'obéissance (ṭā‘a) n'en est pas un élément ; l'homme peut, en effet, enfreindre un commandement sans cesser d'aimer Dieu d'un cœur pur. C'est par l'amour et non par les œuvres qu'on entre au paradis ; seul l'orgueil (istikbār), par lequel on veut se faire plus grand que Dieu, est une infidélité punie de l'enfer (cf. Sourate, vii, 36 et 40). Le murdjisme s'orientait donc vers une sorte de quiétisme. Les mu‘tazilites, au contraire, insistent beaucoup sur les actes humains et les œuvres : ils entendent par foi la mise en pratique de la Loi ; celui qui agit mal n'est pas croyant, mais il n'est pas non plus infidèle. Ainsi, le mu‘tazilisme adopte une position moyenne entre les khāridjites et les murdjites. Leur formule le montre bien : le fāsiq occupe un rang intermédiaire entre celui du fidèle et celui de l'infidèle ; c'est « la demeure entre les deux demeures » (manzila bayna‘l-manzilatayn). Sans être accusé d'infidélité (kufr) ni traité en kāfir, c'est-à-dire exclu de la communauté musulmane et en certains cas mis à mort, un tel homme ne peut jouir de toutes les prérogatives que la Loi accorde aux vrais croyants : par exemple, on n'acceptera pas son témoignage, au moins quand il porte sur des hommes appartenant à la faction qu'il combat ; des doctrinaires plus rigoureux, tel ‘Amr b. ‘Ubayd, refusaient son témoignage en toutes circonstances, ce qui revenait en quelque sorte à le priver de ses droits « civiques » et religieux.

L'époque de Wāṣil

Si l'i‘tizāl, par suite de ses origines, s'exprime essentiellement par la doctrine de la demeure intermédiaire, on ne peut le limiter, même sur le plan des activités politiques, à cette idée et à cette attitude, sinon les mu‘tazilites n'auraient tous été que des abstentionnistes refusant de s'engager. En fait, même en se plaçant au-dessus de la mêlée, ils ne pouvaient éviter de former une troisième force. D'abord, ils avaient leurs préférences personnelles : tel reconnaissait la légitimité du premier calife, Abū Bakr ; tel autre étendait cette légitimité à ‘Uthmān ; tel autre encore avait des sympathies pour ‘Alī. Ces questions de personne, quand elles eurent perdu leur actualité, restèrent constamment au principe des théories politiques. Mais elles ne pouvaient continuer à être déterminantes à elles seules. Des situations nouvelles se créaient. Il en fut ainsi lorsque deux grandes tendances (les khāridjites mis à part) se firent face, représentées l'une par le parti umayyade au pouvoir, l'autre par l'opposition alide. Chacune avait sa conception du califat (ou imāmat) ; pour la première, le calife devait être désigné à la suite d'une élection, d'un « choix » (bi‘l-ikhtiyār) ; pour la seconde, il était désigné en vertu d'un « texte » (bi‘l-naṣṣ) apportant les paroles du Prophète en faveur des « gens de sa famille » et en particulier des « gens du manteau » (‘Alī, Fāṭima, Ḥasan et Ḥusayn) qui devaient, eux et leurs descendants, diriger la communauté après lui.

Les mu‘tazilites n'adhèrent pas de manière exclusive à l'une des deux formules. Leurs docteurs, partagés sur ce point, s'accordent cependant sur la question théorique du fondement du pouvoir : à leurs yeux, ce fondement n'est pas uniquement scripturaire, mais également rationnel. Il y a donc un écart entre les idées spéculatives des mu‘tazilites et leurs attitudes pratiques, en ce sens qu'ils n'ont pas déduit de leurs principes rationnels un système politique défini jusqu'en ses applications concrètes. Aussi, lorsque la propagande des ‘Abbāsides se fit jour, donnant de ceux-ci, en quelque sorte, l'image d'un parti intermédiaire qui avait fait une alliance tactique avec les Alides ( shī‘ites) et s'opposait aux Umayyades, les mu‘tazilites purent voir là une certaine concordance avec leur propre position. Mais on ne saurait souscrire à la thèse exagérée de H. S. Nyberg selon laquelle Wāṣil et ses disciples ont « probablement » pris part à cette propagande ; il fonde sa conjecture sur le fait que Wāṣil avait envoyé des émissaires dans toutes les contrées du monde musulman, comme le faisaient d'ailleurs les ‘Abbāsides et les shī‘ites. H. Laoust a raison de dénoncer l'idée trop simple d'après laquelle les mu‘tazilites auraient été violemment opposés aux Umayyades et partisans des ‘Abbāsides. La réalité est plus nuancée. De même, Nyberg va beaucoup trop loin quand il déclare que la doctrine mu‘tazilite à ses débuts représente la théologie officielle du mouvement ‘abbāside. En réalité, elle ne s'est vraiment structurée en système (et encore avec de nombreuses variantes) qu'après Wāṣil, avec Abū'l-Hudhayl al-‘Allāf (752-840), et il faut attendre le califat de Ma'mūn (813-833) pour que le mu‘tazilisme devienne religion d'État – d'ailleurs pour des raisons qui sont propres au caractère de ce prince.

Des ‘Abbāsides aux successeurs de Mutawakkil

Arrivés au pouvoir, les ‘Abbāsides n'eurent plus besoin de l'alliance alide. En général, les mu‘tazilites les suivirent pour combattre, sur le plan doctrinal, les shī‘ites extrémistes (ghulāt) et toutes les sectes qui leur étaient apparentées et avaient subi l'influence des anciennes croyances de l'Iran et de diverses gnoses (en particulier de la gnose manichéenne), sectes qu'on désignait du terme global de zanādiqa (pluriel de zindiq). Les ‘Abbāsides, qui dans leur effort pour prendre le pouvoir avaient fait bon accueil aux Persans, devaient désormais faire barrage au flot des idées iraniennes. À leur côté, les mu‘tazilites font figure de défenseurs de l'orthodoxie sunnite. Leur théologie, contre le dualisme des « mages », insiste avec force sur l'unité absolue de Dieu. C'est cet aspect unitaire du mu‘tazilisme qui intéressa le septième calife ‘abbāside, Ma'mūn, et l'amena à l'imposer à ses sujets. Ses successeurs, Mu‘taṣim (833-842) et Wathīq (842-847), continuèrent la politique religieuse de soutien aux mu‘tazilites. Mais, avec Mutawakkil (847-861), la réaction triompha. Le nouveau calife voulait se concilier les sunnites, et tous ceux qui avaient souffert de l'inquisition (miḥna) de Ma'mūn prirent leur revanche. Ce fut un coup terrible pour les mu‘tazilites, dont l'importance politique diminua dès lors pour disparaître progressivement. Au début du xe siècle, Ash‘arī, élève du grand Djubbā'ī, quitta la secte et instaura une théologie nouvelle qui devait servir de base à la pensée sunnite dite « orthodoxe ». Les attaques des ash'arites donnèrent longtemps encore de l'actualité aux thèses mu‘tazilites dans le domaine de la spéculation.

Après Mutawakkil, les mu‘tazilites se regroupèrent dans la partie orientale du monde musulman. Au xiie siècle, Fakhr al-Dīn al-Rāzī, au Khwarizm, eut avec eux des controverses, et ils l'obligèrent à quitter le pays, ce qui prouve qu'ils avaient encore de l'influence. Au Maghreb, où ils avaient pénétré dès l'époque de Wāṣil, ils s'allièrent avec des Khāridjites ibadites, signe qu'il pouvait y avoir des affinités politiques entre les deux sectes. D'ailleurs, en Afrique du Nord, comme l'a signalé I. Goldziher, le mot « mu‘tazilite » servit longtemps à désigner tout groupe en opposition avec le pouvoir établi. En Orient, l'arrivée des Turcs, farouchement sunnites, en modifiant les forces en présence, mit fin au rôle politique déjà fort amoindri des mu‘tazilites. Leur théologie elle-même sembla vaincue et ne subsista que dans les polémiques d'école. Mais elle n'était qu'en sommeil et allait se réveiller avec le réformisme du xixe siècle.

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Écrit par

  • : membre de l'Institut, professeur émérite à l'université de Paris-IV-Sorbonne

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