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MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592)

Le livre du deuil

La formule : « Ce ne sont mes gestes que j'écris, c'est moi, c'est mon essence », ne doit pas abuser. Le terme d'« essence » ne fonde en rien un moi transcendant. Il traduit en programme d'écriture une intuition tardive (la phrase appartient à la dernière couche textuelle), mais fulgurante. En se débarrassant ainsi de ses « gestes », autrement dit de la chronologie, Montaigne se situe dans l'achronie de l'inconscient, il balaie les ombres de son temps biographique, il élimine la lanterne magique de l'expérience revécue, réinterprétée, réinventée : sans rien d'autre devant lui – sauf ce qu'on pourrait nommer le désir d'écrire à l'état pur –, il peut franchir le pas qui l'autorise, alors qu'il dit « je », à laisser apparaître ses fissures de sujet.

Il faut tenir compte, pour l'émergence de ce besoin d'écrire, projet fondamental autour duquel s'organisera toute l'existence de Montaigne, et pour la formation de ce sujet scripteur, du sens des deux deuils successifs qui frappent l'individu et qui tout à la fois l'affranchissent en lui permettant de gagner son autonomie : la mort de La Boétie, l'ami unique, de trois ans son aîné, qui dut jouer le rôle d'un guide spirituel ; ensuite la mort de Pierre Eyquem, ce « si bon père » dont les Essais semblent célébrer l'apologie. Montaigne reconnaît lui-même avoir été poussé à écrire par « une humeur mélancolique [...] produite par le chagrin de la solitude » ; et le premier texte de sa plume que nous connaissons est la lettre à son père sur la mort de La Boétie.

Le décès de l'ami constitue la donnée essentielle à partir de laquelle Montaigne s'affirme écrivain. Les Essais auraient pu se structurer sous forme de lettres, si précisément le destinataire privilégié n'avait fait défaut : ils sont en quelque sorte le moyen, pour Montaigne, de continuer son dialogue avec le disparu, à qui l'ouvrage est implicitement dédié. Le premier livre, en effet, est tout entier construit autour du texte quiavait procuré à Montaigne la « première connaissance » de celui qui allait devenir son compagnon : le Discours de la servitude volontaire de La Boétie, qui aurait dû figurer en son centre, présenté comme un tableau accompli entouré de grotesques. Il en fut retranché (dit Montaigne dans le chapitre « De l'amitié »), car il avait été publié entre-temps par les protestants qui en avaient fait un usage tendancieux ; mais il en reste le foyer virtuel, autour duquel se dessine dans les Essais le rapport fondamental et sûrement complexe par lequel Montaigne appréhende l'amitié, la possession et la dépossession de soi, la façon de régler sa relation au monde. La mort du père, cinq ans plus tard, qui joue certainement un rôle de délivrance, donne à Montaigne son indépendance matérielle et morale, et lui permet de prendre ses distances avec cette figure sans doute oppressante : il s'agit pour lui de se démarquer du modèle de Pierre Eyquem – homme pratique, doué de bon sens et de qualités administratives, par ailleurs médiocrement cultivé, d'après son fils lui-même –, et de refuser les rôles qui avaient été ceux du défunt. Magistrat réticent et démissionnaire, Montaigne va construire de soi une image contraire et s'affirmer par le livre dans le domaine de la méditation et des lettres.

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Pour citer cet article

Fausta GARAVINI. MONTAIGNE MICHEL EYQUEM DE (1533-1592) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Michel de Montaigne - crédits : Print Collector/ Getty Images

Michel de Montaigne

Autres références

  • ESSAIS (M. de Montaigne) - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean VIGNES
    • 1 016 mots
    • 1 média

    C'est vers 1572 que Michel Eyquem de Montaigne (1533-1592) entreprend la rédaction des Essais, qui l'occupera jusqu'à sa mort. Deux ans plus tôt, il a vendu sa charge de conseiller au Parlement de Bordeaux et s'est retiré en son château du Périgord. Non qu'il se consacre exclusivement à l'écriture...

  • ALTRUISME

    • Écrit par Guy PETITDEMANGE
    • 3 328 mots
    • 1 média

    Généralement, le terme d'altruisme qualifie une attitude morale concrète qui, par-delà toute crainte et même toute norme, privilégie autrui. L'altruisme manifeste un débordement de l'amour propre naturel, calculateur et soucieux de préserver le soi, et du désir érotique qui porte...

  • AUTOBIOGRAPHIE

    • Écrit par Daniel OSTER
    • 7 517 mots
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    ...penser l'identité comme conformité à soi, l'autoportraitiste constate qu'il ne pourra jamais que consigner son hétérogénéité, dénombrer ses variances. Montaigne dans ses Essais comme Valéry dans ses Cahiers font de cette discontinuité des états le moteur d'une entreprise qui ne trouvera d'autre unité...
  • BONHEUR

    • Écrit par André COMTE-SPONVILLE
    • 7 880 mots
    ...et, à force de le différer toujours, l'interdisent. On comprend que cet acte vaut par lui-même, et non pour d'autres fruits qu'il serait censé apporter. Si tu plantes des choux pour avoir des choux, explique à peu près Montaigne, tu craindras la grêle ou les voleurs, et cela gâchera ton plaisir. De même,...
  • SAUVAGE LE BON

    • Écrit par Bernard CROQUETTE
    • 1 035 mots
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    On retrouve, dans la plupart des mythologies anciennes, la légende de l'âge d'or : les philosophes et les poètes grecs et latins, par exemple, ont souvent évoqué l'existence, dans des temps reculés et donc révolus, d'une humanité plus heureuse et plus juste ; plus près de nous, des générations...

  • Afficher les 22 références

Voir aussi