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LIBIDO

De la critique de Jung à l'Éros

À quelques années de distance, le supplément aux Trois Essais que l'on vient d'évoquer prolongeait la discussion ouverte en 1912 par la publication de Jung intitulée Wandlungen und Symbole der Libido et dont les thèmes essentiels sont développés par ailleurs [cf. intérêt]. Rappelons seulement que, si Jung a développé, en rupture avec Freud, la notion d'une « libido » désexualisée, assimilée, selon ses propres termes, à l'élan vital de Bergson ou à la notion la plus générale d'un «  intérêt » existentiel, et qui par ailleurs échapperait à toute détermination contraignante du passé, dans la mesure où elle représenterait l'exigence d'une autonomie d'un sujet tourné vers l'avant, c'est en raison du déplacement de la névrose à la psychose du centre de la théorie, et de la « radicalisation » qu'il implique des problèmes et des concepts issus chez Freud, selon le témoignage apporté en 1916 par l'Introduction à la psychanalyse, de l'analyse de l'hystérie. Dans la mesure, en effet, où la libido freudienne est appétit d'objet, appétit d'un objet dont la jouissance satisferait au but de la pulsion sexuelle, dans cette mesure la rupture du psychotique avec la réalité – qu'elle se manifeste par le délire, par l'hallucination ou par le repli du sujet sur son expérience intime – paraît exiger, inversement, de la libido, un nouveau statut, qui, ordonné au monde et non plus à la quête de l'objet, soit, de ce fait même, soustraite à la sphère de la sexualité. De ce fait même aussi paraît s'abolir la distinction, maintenue par Freud, entre l'énergie de la pulsion et la dynamique des processus libidinaux, la libido se voyant conférer l'énergie d'une tension vouée globalement à l'épanouissement du sujet en un « monde ».

Les critères de vérification caractéristiques de chacune de ces démarches se laisseront saisir par la comparaison des deux articles qui en ont été respectivement le prélude – l'article publié par Jung en 1909, « Die Bedeutung des Vaters für das Schicksal des Einzelnen » (la signification du père pour le destin de l'individu), et l'analyse présentée par Freud en 1911 de la démence paranoïde du président Schreber. Un échange de lettres à propos du premier article entre Karl Abraham et Freud atteste l'intérêt que celui-ci y a porté. Alors que l'attention de la psychanalyse, remarque Freud, s'était particulièrement concentrée sur l'investissement libidinal de la mère, Jung était, en effet, le premier à accorder un rôle essentiel à la représentation de la paternité et à ses vicissitudes. Encore faudra-t-il remarquer – et tel est le point essentiel – que Jung entend précisément la paternité comme le modèle, hérité de la lignée ancestrale, d'après lequel se détermine la figure effective et cruciale du père. En 1912, Freud retiendra dans Totem et tabou cette dimension du problème, dans une perspective phylogénétique. Cependant, du point de vue de l'ontogenèse individuelle où nous situe l'analyse de Schreber, c'est en tant qu'objet d'une fixation homosexuelle que le père intervient. Et si, plus profondément, cette relation s'enracine dans une fixation narcissique, c'est en tant que ce dernier a été pour lui-même un objet d'amour, un objet libidinal.

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L'individu en voie de développement « rassemble, en effet, en une unité ses pulsions sexuelles – qui jusque-là agissaient sur le mode auto-érotique –, afin de conquérir un objet d'amour, et il se prend d'abord lui-même, il prend son propre corps pour objet d'amour ». Ce courant libidinal archaïque, en une première phase de refoulement, se fixe dans l'inconscient. En une seconde phase intervient le refoulement décrit sur les névroses « émanant des instances susceptibles d'être conscientes les plus hautement développées ». Mais « la troisième phase, la plus importante en ce qui touche les phénomènes pathologiques, est celle de l'échec du refoulement, du retour du refoulé. Cette irruption prend naissance au point où eut lieu la fixation et implique une régression de la libido jusqu'à ce point précis ». « Nous avons déjà fait allusion, poursuit Freud, à la multiplicité des points de fixation possibles ; il y en a autant que d'étapes dans l'évolution de la libido. »

Cette régression a une sanction, qui est l'épreuve de la destruction du monde. Schreber, en effet, « acquit la conviction qu'une grande catastrophe, que la fin du monde, était imminente ». Mais le délire se déclenche alors : le paranoïaque rebâtit l'univers, non pas, à la vérité, « plus splendide », selon les termes de Faust, mais du moins « tel qu'il puisse à nouveau y vivre ». Ce qui alors « attire à grand bruit notre attention, c'est le processus de guérison qui supprime le refoulement et ramène la libido aux personnes mêmes qu'elle avait délaissées ». Nous ne pouvons dire qu'en l'occurrence le sentiment refoulé au dedans soit projeté au dehors : « on devrait plutôt dire que ce qui a été aboli (aufgehoben) au dedans revient du dehors ».

Ce qui est en jeu dans l'opposition de Freud à Jung, c'est donc bien la position accordée à l'objet dans la définition de la libido. La libido freudienne, qui est appétit d'objet, parcourt toutes les positions que cet objet est susceptible d'occuper, dans une série dont le premier moment est donné par « la première présence secourable ». La libido jungienne est désexualisée pour autant qu'elle s'assimile à l'énergie d'une existence singulière s'accomplissant dans le monde, à l'exclusion de toute visée d'objet. Sans doute, dans le cycle parcouru par la libido, pourra-t-on distinguer alors entre la libido du moi et la libido d'objet. Cette précision terminologique n'engage pas l'essence même de la notion, s'il est vrai que, en sa position la plus archaïque, la libido du moi nous est représentée comme seconde par rapport à l'investissement de la « première présence » ayant assuré la satisfaction nourricière.

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Dans la ligne des suggestions de Freud, encore est-il possible de lever l'équivoque terminologique de l'« objet » libidinal, en référence à l'état de « prématuration » ; vis-à-vis de la carence organique du nouveau-né, cet objet se trouve réduit au pôle virtuel d'un « appétit », dont la qualité « sexuelle » n'a d'autre justification à produire que sa provenance « du dehors » et l'exigence de répétition qui, de ce fait même, s'attache moins à la satisfaction du besoin qu'à la jouissance d'un contact précaire. Ainsi prendra toute sa portée la notion d'une « pulsion altruiste ». Mais, si la libido du prématuré se greffe sur un intérêt de survie, qui lui prête une valeur prospective, la répétition dont elle porte l'exigence en retourne la visée vers le passé ; et, si à l'horizon de la libido se profile l'objet, la pulsion répétitive ne peut viser qu'à l'extinction de l'excitation, puisqu'elle se donne pour fin le retour de la satisfaction même, où cette excitation s'abolit.

Ainsi la pulsion sexuelle va-t-elle apparaître comme nouée à la pulsion de mort, le principe de plaisir, qui régit le cours du processus libidinal, comme subordonné au principe de constance. Ainsi encore le surmoi, représentant de la pulsion de mort, prendra-t-il en charge la désexualisation de la pulsion – mise hors circuit de l'objet libidinal, à la faveur de laquelle s'engagera l'entreprise de la sublimation. De cette formulation théorique, une traduction mathématique nous est proposée par la distinction de la représentation vectorielle du principe de plaisir, présidant à la décroissance relative de la tension d'une valeur supérieure à une valeur moindre, et du passage à la limite vers laquelle tend la série trigonométrique de Fourier, dans la présentation par Gustav Theodor Fechner du principe de constance : encore soulignera-t-on la portée didactique de l'anticipation qu'en offrait le commentaire des « Trois Coffrets », à la date de 1913, soit dix ans avant l'« Au-delà du principe de plaisir ». Dans le style de l'essai, Freud présentait alors l'image de Vénus comme l'enveloppe illusoire sous laquelle se dérobe la fatalité de la mort. Ainsi l'objet libidinal trahissait-il, déjà dans son statut d'illusion, la subordination à la pulsion de mort de la pulsion sexuelle.

Encore devra-t-on maintenir la spécificité de cette dernière et, dans cette mesure, l'irréductibilité de la libido : la pulsion sexuelle n'est pas réduite à la pulsion de mort ; elle lui est subordonnée. Bien plus, dans la mesure où l'étude des processus que suscite la libido nous a convaincus de sa mobilité, de sa fixation narcissique au choix d'objet, dans cette mesure même nous sommes autorisés à en étendre le domaine de la société restreinte à la société élargie, dans les termes du Malaise dans la civilisation, et à l'ensemble de la vie collective. C'est à ce titre qu'elle nous sera présentée comme relevant de l'universelle capacité de liaison, que désigne l' Éros platonicien. Sans doute, en lui assimilant la libido, Freud entend-il se réclamer d'un tel précédent, en réponse au grief de pansexualisme. Plus profondément, cependant, est ainsi manifestée l'essence même de la libido – dans cette mobilité de son rapport à l'objet. Mais cette mobilité n'ouvrirait-elle pas une perspective nouvelle sur le statut de cet objet ?

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Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

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