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LIBIDO

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Auto-érotisme et choix d'objet

Le plan d'ensemble des Trois Essais sur la théorie de la sexualité (1905) montre, en effet, avec une entière clarté l'incidence majeure qu'a eue sur le développement du concept de libido et du concept connexe de zone érotique la mise en évidence des relations œdipiennes. « Avec le commencement de la puberté, nous dit Freud au début de la troisième section, apparaissent des transformations qui amèneront la vie sexuelle infantile à sa forme définitive et normale. La pulsion sexuelle infantile était jusqu'ici essentiellement auto-érotique ; elle va maintenant découvrir l'objet sexuel. Elle provenait de pulsions partielles et de zones érogènes qui, indépendamment les unes des autres, recherchaient comme unique but de la sexualité un certain plaisir. Maintenant, un but sexuel nouveau est donné, à la réalisation duquel toutes les pulsions partielles coopèrent, tandis que les zones érogènes se subordonnent au primat de la zone génitale. » En même temps que sont ainsi reprises et renouvelées dans un nouveau contexte des conceptions déjà acquises émerge donc, au principe de la synthèse théorique, la pulsion – et nous comprendrons la référence que Freud a rétrospectivement faite à Albert Moll et à ses Untersuchungen zur libido sexualis (1898), à propos de son propre choix du terme même de libido.

Certains lexicographes se sont, en effet, étonnés que Freud ait déclaré, dans son article sur « Psychanalyse et théorie de la libido » (1923), avoir « emprunté » le vocable à Albert Moll, alors qu'il en avait lui-même usé depuis 1894. Mais, tout d'abord, le texte ne vise pas un « emprunt » : « Libido, écrit Freud en 1923, est un vocable de la doctrine des pulsions, déjà utilisé en ce sens par Albert Moll pour désigner l'expression dynamique de la sexualité, et introduit par l'auteur de ces lignes dans la psychanalyse. » L'essentiel est donc ici que le terme soit pris dans le contexte de la théorie des pulsions. Ainsi en va-t-il d'ailleurs en 1905, dans la définition liminaire des Trois Essais présentant la libido comme un équivalent de la « faim » dans le registre de la sexualité. Aussi bien l'ouvrage d'Albert Moll cité en référence est-il entièrement consacré au thème de la pulsion sexuelle, le terme de libido n'intervenant que dans le titre. De même n'apparaît-il dans aucun des principaux ouvrages ultérieurement publiés par Albert Moll, Das Sexualleben des Kindes (1908) et le monumental Handbuch der Sexualwissenschaften (1912), qui a été écrit en collaboration, notamment avec Havelock Ellis, et qui porte à la fois sur la physiologie, la biologie et, de façon étendue, sur les aspects culturels de la sexualité.

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Sous l'apparence d'une discussion de détail transparaît donc un problème de fond. Si Freud a tenu à se référer à Albert Moll – pour lequel une lettre en date du 14 novembre 1897 témoignait déjà de son intérêt et dont il rappellera dans une note aux Trois Essais l'idée de la décomposition de la pulsion en « pulsion de détumescence » et « pulsion de contrectation » (ou prise de contact avec un objet) –, c'est qu'il lui est apparu comme essentiel d'appuyer précisément sur la pulsion la théorie de la libido. On notera d'ailleurs que, lors de sa découverte des « zones érogènes », ce sont des « impulsions » qu'il y rapportait, et non pas des « pulsions », ainsi qu'il le fait dans les Trois Essais. Sans anticiper sur les développements que l'étude de 1913 intitulée « Pulsions et destin des pulsions » consacrera aux « concepts fondamentaux » (Grundbegriffe) et à laquelle la pulsion donnera précisément sa première illustration, il est clair que la question est d'ordre épistémologique, clair également que le recours à la pulsion, en tant que concept énergétique, est appelé à soutenir la diversité des processus relevant du concept dynamique de la libido.

Initialement, en effet, et dans la mouvance de la cure cathartique, le processus libidinal est censé se dérouler de façon linéaire, de l'excitation organique à son assomption psychique. À mesure que s'est développée la théorie, et, en définitive, du moment où s'est trouvée prise en considération la relation à l'objet, c'est tout un faisceau de processus hétérogènes que le concept est appelé à désigner. Il faudra donc que soit intégrée sous le commun dénominateur d'une « pulsion » sexuelle la source d' énergie dont les processus « libidinaux » traceront les voies de liquidation. Mais aussi bien cette systématisation épistémologique devait-elle obtenir sa garantie de l'organisation même de l'expérience. Les Trois Essais suggèrent d'aborder le problème en deux étapes : la première centrée sur la pulsion, dans les stades auto-érotiques de la sexualité infantile ; la seconde permettant de suivre les incidences de l'avènement de l'objet, tant du point de vue de la pulsion et de ses buts qu'eu égard à la définition de la libido.

Si l'on se reporte aux positions antérieures, l'avancée, en effet, consiste en un déplacement de la notion de libido. Lors de la découverte de la stratification des zones érogènes, la libido apparaissait comme issue du « contact » entre l'excitation organique et les « groupes de représentations » déterminés par les traces enregistrées et par leurs remaniements. Désormais, c'est aux pulsions qu'il appartient d'assumer de façon générale le champ des excitations organiques. La libido, quant à elle, se constituera en une visée d'objet. Est-ce à dire que la notion sera exclue de la description de la sexualité infantile, s'il est vrai que celle-ci doive être conçue comme auto-érotique ? En fait, au risque d'une contradiction, Freud n'hésite pas à évoquer, dans la section traitant des transformations de la puberté sous le titre de « La Découverte de l'objet », l'attachement le plus archaïque du nourrisson à sa mère, en tant qu'« objet sexuel ». Bien plus, il esquisse une critique du thème de l'auto-érotisme, dans la mesure où l'hypothèse peut être formée que la pulsion, « qui trouvait son objet au dehors dans le sein de la mère », ait secondairement reflué sur une position auto-érotique. Dans cette vue, « ce n'est qu'après avoir dépassé la période de latence que le rapport originel se rétablit. Ce n'est pas sans raison que l'enfant au sein de la mère est devenu le prototype de toute relation amoureuse. Trouver l'objet sexuel n'est en somme que le retrouver ! » Mais, précisément, c'est dans ce contexte que la référence est faite à la libido, à propos, d'abord, de l'angoisse infantile : « La conduite des enfants, dès l'âge le plus tendre, indique que leur attachement aux personnes qui les soignent est de la nature de l'objet sexuel [...]. Ils sont angoissés dans l'obscurité, car on n'y voit pas la personne aimée, et cette angoisse ne s'apaise que lorsqu'ils peuvent tenir sa main [...]. L'enfant se comporte dans ce cas comme l'adulte : sa libido se change en angoisse dès le moment qu'elle ne peut atteindre à une satisfaction ; et l'adulte, devenu névrosé par le fait d'une libido non satisfaite, se comportera dans ses angoisses comme un enfant. » De même, s'agissant de la « barrière contre l'inceste » : « L'enfant tendrait naturellement à choisir les personnes qu'il a aimées, depuis son enfance, d'une libido en quelque sorte atténuée » ; de même encore, « certaines jeunes filles, qui éprouvent un besoin de tendresse excessive [...], sont exposées à une tentation irrésistible qui les mène, d'une part, à rechercher dans la vie l'idéal d'un amour asexuel et, d'autre part, à masquer leur libido par une tendresse qu'elles peuvent manifester sans avoir à se faire de reproches ». En conclusion, « on pourra avec certitude », dans le cas général des névrosés, « démontrer que le mécanisme de la maladie consiste en un retour de la libido aux personnes aimées pendant l'enfance ». La notion de libido trouve donc sa place au niveau de l'auto-érotisme infantile ; mais c'est par anticipation de la constitution de l'objet, venue à maturité.

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Dès lors, sur l'ensemble de la théorisation des Trois Essais, dominera le développement de la pulsion, caractérisée dans ses sources et dans son but. Quant aux sources, elles sont organiques, qu'il s'agisse des pulsions partielles ou de la pulsion génitale qui se les intégrera ; quant au but, les pulsions partielles tendront à la satisfaction locale dont est susceptible chaque zone érogène, tandis que la pulsion génitale se mettra au service de la fonction de reproduction en assumant les excitations organiques émanant de la « zone » génitale. « Elle devient, écrit Freud, pour ainsi dire altruiste. » À cet altruisme, la libido est l'exigence de donner un objet. Mais quelle est l'intensité de cette exigence, de cet appétit ou « faim » sexuelle ? Un complément apporté en 1915 aux Trois Essais sous le titre de « Théorie de la libido » renforcera davantage encore la dépendance de la libido vis-à-vis de la pulsion.

Une fois instauré le primat des zones génitales, rappelons d'abord quelles sont les excitations susceptibles de mettre en action l'appareil génital externe ; elles peuvent provenir du monde extérieur par la stimulation des zones érogènes ; ou bien elles procèdent de l'intérieur de l'organisme ; ou bien enfin « elles ont pour point de départ la vie psychique, qui se présente comme un réservoir d'impressions extérieures et un poste de réception pour les excitations extérieures ». « Ces trois mécanismes, poursuit Freud, déterminent un état que nous appelons “excitation sexuelle”. Nous savons, en outre, que la pulsion est le “représentant” de ces excitations. » Or, d'après le supplément de 1915 aux Trois Essais, « nous nous sommes arrêtés, déclare Freud, à une notion de la libido qui en fait une force (Kraft) quantitativement variable nous permettant de mesurer les processus et les transformations dans le domaine de l'excitation sexuelle ».

Ainsi cette nouvelle version parachève-t-elle, en 1915, la systématisation amorcée dix années plus tôt. Cette tentative trouve sa justification, disions-nous, dans la diversification des processus antérieurement représentés comme imputables à la libido, c'est-à-dire à l'expression psychique de tensions organiques. En la définissant maintenant quantitativement, en tant que mesure « de processus et de transformations », il en unifie le domaine : car, de ce point de vue dynamique, c'est-à-dire du point de vue de la « force » qui les représente, c'est précisément la valeur respective de leur représentation dans le registre psychique de la libido qui permet d'en figurer la distribution globale décidant de leur orientation. Autrement dit, la force de l'appétit sexuel visant à donner un objet à la « pulsion altruiste », au service de la fonction de reproduction, traduit la configuration dynamique des excitations émanant des zones érogènes et, au premier chef, de la zone génitale, qui permet l'érection et le coït. Mais quel est le contenu de cette notion de « pulsion altruiste » ?

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Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

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