- 1. Du fantasme à la problématique
- 2. L'analogie de l'intoxication
- 3. Stratification sexuelle et archéologie de la sublimation
- 4. Auto-érotisme et choix d'objet
- 5. De la critique de Jung à l'Éros
- 6. Le sexe de la libido à la lumière de la castration
- 7. Vers une typologie des variations individuelles
- 8. Bibliographie
LIBIDO
Stratification sexuelle et archéologie de la sublimation
Qu'il s'agisse en l'occurrence d'une mutation profonde de la théorie, Freud en témoigne par le ton d'exaltation teintée d'humour sur lequel il en fait confidence à Fliess, le surlendemain de sa découverte : « Cela advint le 12 novembre 1897, le soleil se trouvait dans l'angle oriental, Mercure et Vénus étaient en conjonction » – l'horoscope de Michel Ange (d'après Vasari), auquel nous renvoie une note des éditeurs de la correspondance, prenant ici tout son relief de la rencontre avec la déesse de l'amour du messager des dieux. « Après les terribles affres de ces dernières semaines, un nouveau morceau de connaissance (ein neues Stück Erkenntnis]s'est trouvé mis au monde. » En vérité, « non pas entièrement nouveau », poursuit Freud, cet élément de connaissance « à maintes reprises s'était déjà manifesté et éclipsé mais, cette fois, il s'est gardé et a vu la lumière ».
Au départ est énoncée une hypothèse : « Je t'adresse l'explication suivante de l'étiologie des psychonévroses, écrit Freud le 20 mai 1896. C'est le fruit de laborieuses réflexions, mais qui demande à être confirmé par des analyses individuelles. Il convient de distinguer quatre épisodes de vie : Ia, jusqu'à 4 ans, pré-conscient ; Ib, jusqu'à 8 ans, infantile ; A, II, jusqu'à 14 ans, prépuberté ; B, III, jusqu'à x ans, maturité. A et B (de 8 à 10 ans, de 13 à 17 ans environ) sont des époques de transition au cours desquelles le refoulement se produit en général. » En deçà de la critique de l'« événement traumatique » (cf. la théorie de la cure cathartique) et de la constitution de la notion de fantasme, il y a donc retour à un ancrage temporel de l'étiologie. Mais la perspective prise sur le passé est tout autre. Il ne s'agit plus, en l'occurrence, d'envisager la tension, issue d'une énergie non liquidée, mais des vicissitudes d'organisations stratifiées. « Tu sais, écrit Freud le 6 décembre 1896, que [...] je pars de l'hypothèse que notre mécanisme psychique s'est établi par un processus de stratification[Schichtung] : les matériaux présents sous forme de traces mnémoniques se trouvent de temps en temps remaniés suivant les circonstances nouvelles. Ce qu'il y a d'essentiellement neuf dans ma théorie, c'est l'idée que la mémoire est présente non pas une seule mais plusieurs fois et qu'elle se compose de diverses sortes de signes[Zeichen]. Dans mon étude sur l'aphasie (1892), j'ai soutenu l'idée d'un semblable aménagement des voies venant de la périphérie. » Ainsi distinguera-t-on entre cinq registres, correspondant, d'une part, à une couche de perception non inscrite, et, d'autre part, à quatre types d'inscription relatifs à un enregistrement incapable de devenir conscient, à l'inconscient, au préconscient et au conscient.
Ainsi se trouve approfondie la notion de ces « groupes de représentations » évoqués en 1894 à propos de la névrose d'angoisse, et avec lesquels la tension endogène (somatique) prend contact, de manière à « susciter de la libido psychique ». Dans la perspective d'une stratification, les « groupes », notion vague encore, se déterminent comme des types d'enregistrement de signes. Mais corrélativement se produit, dans la conception de la libido, un tournant décisif. D'un côté, sur le versant organique, les sources de l'excitation se stratifient génétiquement dans leur inhérence à des « zones » corporelles ; de l'autre côté, du « contact » de ces sources diversifiées avec la diversité génétiquement ordonnée des couches de signes surgissent des types spécifiques d'organisations psychiques libidinales, et de la synthèse théorique de ces deux hypothèses de reconstruction dérive une conception nouvelle du refoulement appuyée à deux hypothèses auxiliaires : l'abandon de « zones » anciennes, l'action différée. « Il m'est souvent arrivé de soupçonner, écrit Freud dans la relation de sa « découverte », qu'un élément organique entrait en jeu dans le refoulement, et je t'ai déjà raconté un jour qu'il s'agissait de l'abandon d'anciennes zones sexuelles [...]. Actuellement, les zones qui chez l'homme normal adulte ont cessé d'être le siège de décharges sexuelles sont les régions anale, buccale et pharyngienne et cela de deux manières : 1. leur aspect et leur représentation ne doivent plus provoquer l'excitation ; 2. les sensations internes qui en émanent ne fournissent plus d'apport à la libido, comme le feraient les organes sexuels eux-mêmes [...]. La disparition de ces zones sexuelles initiales trouverait son pendant dans l'atrophie de certains organes internes au cours du développement. La décharge sexuelle (tu sais que j'appelle ainsi un genre de sécrétion que l'on doit ressentir exactement comme un état intérieur de la libido) ne se produit pas seulement 1) par des stimuli périphériques des organes sexuels ; 2) par une excitation interne provenant de ces organes ; mais aussi 3) à partir des représentations (des traces mnémoniques), c'est-à-dire grâce à une action différée. »
De cette action différée dérivera le refoulement : en effet, poursuit Freud, « il peut normalement y avoir une action différée non névrotique, et c'est d'elle que peut émaner la compulsion (en outre, nos autres souvenirs ne produisent d'effet que parce qu'ils en ont déjà produit alors qu'ils étaient incidents vécus). Une semblable action différée, cependant, agit en connexion avec les souvenirs d'excitation venant de zones sexuelles abandonnées ; or il n'en résulte aucune décharge libidinale, mais bien une décharge de déplaisir, une sensation interne analogue au dégoût ressenti dans le cas d'un objet ».
Conformément à la démarche qui lui est familière, Freud met alors à l'épreuve, sur les névroses, des hypothèses théoriques illustrées par la psychologie normale ; et il reformule, dans cette vue, les acquis antérieurs de la conceptualisation de la libido. C'est ainsi que les incidents de l'enfance qui n'intéressent que les organes génitaux, s'ils ne produisent jamais de névrose chez l'homme mais seulement une masturbation compulsionnelle et de la libido, peuvent aboutir au refoulement et à la névrose, du fait qu'ils ont également affecté les deux autres zones sexuelles – la libido se trouvant alors éveillée par une action différée. Dans le second cas, l'incident se rapportant, par exemple, à l'anus ou à la bouche provoquera plus tard un dégoût interne. Il en résultera qu'une certaine quantité de libido, « empêchée de se muer en acte ou de se traduire psychiquement, se verra contrainte à s'engager dans une voie régressive (comme il arrive dans les rêves) ». « J'ai donc décidé, conclut Freud, de considérer séparément les facteurs déterminant la libido et ceux qui provoquent l'angoisse. J'ai également renoncé à voir dans la libido l'élément mâle et dans le refoulement l'élément femelle. »
Par la fonction prêtée dans une nouvelle conception aux « signes d'enregistrement », la stratification libidinale ouvrait enfin la voie à une interprétation particulièrement féconde des « remaniements » dont ils sont susceptibles : le dévoilement d'une préhistoire de la sublimation, contrepartie positive de la notion des « zones abandonnées ». « J'ai acquis de la structure de l' hystérie une notion exacte, écrivait Freud dès le 2 mai 1897. Tout montre qu'il s'agit de la reproduction de certaines scènes auxquelles il est parfois possible d'accéder directement, et d'autres fois seulement en passant par des fantasmes interposés. Ces derniers émanent de choses entendues mais comprises bien plus tard seulement. Tous les matériaux sont naturellement réels. Ils représentent des constructions protectrices, des sublimations, des enjolivements de faits servant, en même temps, de justifications. Accessoirement, ils peuvent provenir de fantasmes masturbatoires. Je constate aussi un autre fait important : les formations psychiques soumises dans l'hystérie au refoulement ne sont pas à proprement parler des souvenirs, puisque personne ne fait travailler, sans bons motifs, sa mémoire. Il s'agit d'impulsions (Impulse) découlant de scènes primitives. Je me rends compte maintenant du fait que les trois névroses, l'hystérie, la névrose obsessionnelle et la paranoïa, comportent les mêmes éléments (et la même étiologie), c'est-à-dire des fragments mnémoniques des impulsions (dérivant des souvenirs) et des fabulations protectrices. Mais l'irruption dans le conscient, les formations de compromis, c'est-à-dire de symptômes, sont différentes dans chaque cas. » Le 27 octobre de la même année s'annonçait la fortune à laquelle est promise l'hypothèse. « Je ne vis que de travail “intérieur”, écrivait Freud au fort de son auto-analyse. Celui-ci me tient et me harcèle, me faisant, par une rapide association d'idées, parcourir le passé ; mon humeur change comme le paysage vu par le voyageur assis dans son compartiment. Avec le grand poète qui use de son privilège d'anoblir toute chose (sublimation), je m'écrie : “Et maintes ombres chères surgissent. Telle une ancienne légende, à demi engloutie, reviennent le premier amour, la première amitié”. »
En parallèle nous est proposée la version théorique de l'exaltation poétique : « Je commence à pressentir l'existence de facteurs généraux, de “facteurs cadres”[Rahmenmotive], c'est le nom que j'aimerais leur donner) qui déterminent le développement et d'autres encore, secondaires, qui complètent le tableau et varient suivant les incidents vécus par le sujet. » Douze jours plus tôt, cependant, Freud disait avoir compris, sur le fond de son auto-analyse, « en dépit de toutes les objections rationnelles qui s'opposent à l'hypothèse d'une inexorable fatalité, l'effet saisissant d' Œdipe roi » ; et un nouveau cycle de problèmes s'ouvrait pour la libido, dans la mesure où l'organisation œdipienne lui impose désormais la référence à l'objet.
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Écrit par
- Pierre KAUFMANN : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre
Classification
Média
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Voir aussi
- PSYCHOLOGIE DE L'ENFANT
- HYSTÉRIE
- PSYCHIQUE APPAREIL
- NÉVROSE
- AUTOÉROTISME
- CONSTANCE PRINCIPE DE
- NORMAL & PATHOLOGIQUE
- PULSION DE MORT
- MANQUE, psychanalyse
- ANGOISSE
- ÉROS, psychanalyse
- AFFECT
- MÈRE-ENFANT RELATION
- ÉNERGIE PSYCHIQUE
- SEXUALITÉ INFANTILE
- FREUDIENNE THÉORIE
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- MOLL ALBERT (1862-1939)