DEWEY JOHN (1859-1952)
La vie et l'œuvre de John Dewey sont étroitement liées à l'histoire intellectuelle, sociale et politique américaine de la première moitié du xxe siècle. Auteur d'une œuvre immense, par ses idées, ses initiatives et ses engagements, Dewey, né le 20 octobre 1859 à Burlington, a joué un rôle prépondérant dans des domaines aussi divers que la philosophie, la pédagogie, les sciences sociales et le débat politique. C'est à son œuvre de pédagogue et de philosophe de l'éducation que Dewey doit toutefois l'essentiel de sa notoriété. Son influence dans ce domaine repose sur une conception naturalisée de l'intelligence et sur l'élaboration de méthodes correspondant au modèle de l'enquête expérimentale. Aussi n'a-t-il jamais dissocié les questions touchant à l'éducation de ce qu'il considérait comme sa tâche de philosophe. Héritier de C. S. Peirce et de William James, quoique d'abord influencé par Hegel et Darwin, il a développé une pensée originale en orientant le pragmatisme dans des voies dont on redécouvre aujourd'hui l'intérêt, après une éclipse due aux développements que la philosophie américaine a connus avec la naissance de la philosophie analytique dans les années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale.
Le pragmatisme de John Dewey
La philosophie de John Dewey appartient au courant auquel C. S. Peirce a primitivement donné le nom de pragmatisme pour désigner une méthode, plus qu'une doctrine, attentive aux effets pratiques de nos idées et à leurs résultats observables. La première philosophie à laquelle Dewey doit une grande part de son inspiration n'est toutefois ni celle de Charles S. Peirce, ni celle de William James, mais celle de Hegel. Ce n'est qu'après avoir trouvé chez ce dernier la forme de pensée, fondée sur la dialectique, qui lui convenait, qu'il découvrit l'importance de Peirce. Mais l'idéalisme qui marque ses premiers travaux est aussi largement contrebalancé par l'influence de Darwin. C'est à lui que Dewey doit son concept d'expérience, concept essentiel qui est à la source de son naturalisme et de son interactionnisme, tous deux opposés aux dualismes qui caractérisent la tradition philosophique. Le modèle en est celui des échanges qui régissent les rapports des organismes avec leur milieu : « L'expérience est le résultat, le signe et la récompense de cette interaction de l'organisme et de son environnement qui, lorsqu'elle est portée à son plein accomplissement, transforme l'interaction en participation et en communication [...] Les oppositions du corps et de l'esprit, de l'âme et de la matière, de l'esprit et de la chair, ont toutes leur origine, fondamentalement, dans une crainte de la vie. Ce sont des symptômes de contraction et de retrait. »
Pour Dewey, comme cela apparaît nettement dans son grand livre de 1920, Reconstruction en philosophie, la philosophie ne saurait être dissociée de tout souci pratique. La principale question qu'il se pose est celle de savoir à quelles conditions la philosophie peut remplir un rôle dans la résolution des problèmes auxquels les hommes doivent faire face dans leur vie. Toute sa critique de l'intellectualisme s'inscrit dans le droit fil de cette question initiale.
Richard Rorty, qui considère Dewey comme l'un des trois penseurs les plus importants du xxe siècle, à côté de Wittgenstein et de Heidegger, observe que, chez lui, la philosophie ne bénéficie d'aucun accès privilégié à la réalité. Son pragmatisme – auquel il a donné le nom d'instrumentalisme, après sa rupture avec l'hégélianisme – est une philosophie de l'expérimentation et de l'enquête. Dans la logique qui la régit, la vérité ne constitue pas une condition préalable de la connaissance ; elle est un résultat, et le faillibilisme est une dimension majeure des moyens que nous mettons en œuvre pour y parvenir. C'est à Peirce que Dewey doit initalement sa conception de l'« enquête » (inquiry), concept central qui fixe les contours majeurs de sa pensée. Pour le pragmatisme, compris comme philosophie de l'enquête, il n'y a donc pas de norme intemporelle du vrai. Toute enquête est de nature publique, et les résultats sur lesquels elle débouche sont par nature révisables ; enfin, l'enquête n'est pas une méthode ou un processus de recherche qui se limiterait aux sciences ou à une catégorie particulière de problèmes. Elle s'étend également aux valeurs et à la résolution des problèmes sociaux et politiques. Comme le suggère Hilary Putnam, il n'existe pas de dichotomie des faits et des valeurs. C'est l'une des originalités de Dewey que d'avoir explicitement étendu sa conception de l'enquête aux problèmes éthiques et politiques et de l'avoir associée à une réflexion sur la démocratie.
De manière complémentaire, une notion importante de sa Logique ou théorie de l'enquête (1938) est celle d'assertabilité garantie : « l'usage de cette expression, précise-t-il, désigne une potentialité plutôt qu'une actualité ; elle demande qu'on reconnaisse que toutes les conclusions des enquêtes particulières font partie d'une entreprise continuellement renouvelée, d'une entreprise en pleine expansion. »
Les idées de Dewey ont été l'objet de nombreuses critiques, les oppositions les plus vigoureuses et les plus directes venant d'auteurs comme Bertrand Russell. Le différend qui a opposé Russell et Dewey explique en partie le fossé qui s'est creusé à partir de la fin des années quarante entre le pragmatisme et la philosophie analytique. La « logique » de Dewey, comprise comme « théorie de l'enquête », était à mille lieux de la logique issue de Frege, Russell et Wittgenstein. Mais c'est toute une évolution de la philosophie qui est ici en cause. Aujourd'hui, le pragmatisme, celui de Peirce et celui de Dewey, est à nouveau objet d'attention et source d'inspiration pour plusieurs philosophes, singulièrement issus de la tradition analytique (Richard Rorty ou Hilary Putnam, notamment).
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Écrit par
- Jean-Pierre COMETTI : professeur honoraire des Universités
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