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JEU Jeu et rationalité

En tant que facteur de culture, le jeu est primordial. Un des premiers, sinon le premier, à s'en être aperçu et à s'être interrogé sur les fonctions anthropologiques du jeu est le critique hollandais J. Huizinga, dans son livre maintenant classique Homo ludens. Il ne retient pourtant qu'une caractéristique du jeu : son aspect de compétition. En revanche Roger Caillois (Les Jeux et les Hommes) classe les jeux en quatre catégories fondamentales (agôn : compétition ; alea : chance ; mimicry : simulacre ; ilinx : vertige), celles-ci étant à leur tour soumises à une autre classification qui recoupe la précédente selon une gradation allant du ludus (jeu réglé) à la païdia (jeu spontané). Toutefois, ces deux auteurs sont d'accord pour opposer le jeu au sérieux, ce qui implique une série d'autres oppositions, telles que : gratuité/utilité, jeu/vie ordinaire, imaginaire/réel, etc. Selon ce point de vue, les activités humaines relèveraient, d'une part, du rêve, de la gratuité, de la noblesse (fair play), de l'imagination, etc., de l'autre, de la conscience, de l'utilité, de l'instinct (comme forme de l'animation), de la réalité, etc.

À ce point de vue rationaliste s'en oppose un autre qui se rattache à la tradition des penseurs présocratiques (Héraclite en particulier) et passe par Nietzsche et Heidegger pour aboutir, en France, à des philosophes tels que Kostas Axelos et Jacques Derrida principalement. Pour ces auteurs, le jeu est le principe de toute culture. Alors, les dualismes notés par les tenants du point de vue rationaliste perdent leur validité, car ce qui est contesté, c'est précisément cette division qui oppose le sérieux et le jeu, en situant le premier à l'origine de la culture et en faisant du second l'objet d'une découverte ultérieure.

Si donc le statut de la « vie ordinaire », de la « réalité » n'est pas remis en question dans le mouvement même de la pensée du jeu, les bases théoriques, logiques, anthropologiques sur lesquelles cette pensée se fonde ne peuvent qu'être extrêmement précaires et contestables. En d'autres termes, la principale, la plus grave critique que les tenants du point de vue global (ceux qui font du jeu l'élément unificateur de toute culture) adressent aux rationalistes est de considérer la « réalité », le « réel » comme une donnée du problème, comme un référent indiscuté, allant de soi, neutre, objectif. Ils définissent le jeu contre, à partir de, par rapport à ladite réalité. Les critères qui mesurent le jeu lui étant extérieurs, sa nature reste nécessairement seconde par rapport à la « réalité », qui lui sert de mesure et qui par là est considérée comme primaire (« Le jeu représente toujours quelque chose », dit Huizinga). Mais on peut se demander de quel droit la « réalité » pourrait être dite première, préexistant à ses composantes – le jeu en l'occurrence (il pourrait s'agir, d'ailleurs, aussi bien de tel ou tel autre objet de la science humaine) – et leur servant d'étalon. Comment la « réalité » pourrait-elle servir de norme, et par là cautionner une normalité avant même d'avoir été éprouvée et mesurée dans et par ses manifestations ? Car il n'y a pas de « réalité » (ordinaire ou extraordinaire !) en dehors de ou avant les manifestations de la culture qui l'exprime.

Le problème du jeu n'est donc pas lié au problème de la « réalité » qui serait lui-même lié au problème de la culture. C'est le même problème. Pour le résoudre, il serait méthodologiquement faux de faire comme si le jeu était une variation, un commentaire sur, une interprétation de cette réalité. Prétendre que le jeu est une mimésis supposerait le problème résolu avant même de l'avoir posé. Il importe donc de renverser[...]

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Écrit par

  • : licencié ès lettres, Ph. D., associate professor, Yale University, Connecticut, États-Unis

Classification

Pour citer cet article

Jacques EHRMANN. JEU - Jeu et rationalité [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • ART (Aspects esthétiques) - La contemplation esthétique

    • Écrit par Didier DELEULE
    • 3 634 mots
    ...à la faveur du plaisir préliminaire que procure la forme elle-même, il engendre, par la levée des répressions et des refoulements, un plaisir nouveau ; de même, le jeu vise en réalité à réaliser un désir sur le mode hallucinatoire, tout comme le rêve cherche, de son côté, à remplir un vœu. La création...
  • AXELOS KOSTAS (1924-2010)

    • Écrit par Francis WYBRANDS
    • 841 mots
    • 1 média

    Par sa vie et sa pensée Kostas Axelos, né à Athènes le 26 juin 1924, n'a cessé d'interroger les horizons du monde, son déploiement et ses métamorphoses. Les thèses qu'il soutient à Paris, en 1959, sont consacrées respectivement à l'aurore poétique et énigmatique de la ...

  • BRADLEY FRANCIS HERBERT (1846-1924)

    • Écrit par Jean WAHL
    • 3 615 mots
    Parmi toutes les idées que passe ici en revue Bradley, nous pouvons insister sur les pages où il parle du jeu et du sérieux. D'Héraclite à quelques disciples de Husserl et de Heidegger en passant par Nietzsche, l'idée de jeu a conservé une grande importance. Selon Bradley, le jeu implique un sens du...
  • CARTES À JOUER

    • Écrit par René ALLEAU
    • 2 534 mots

    L'Antiquité gréco-romaine a ignoré les cartes. Il semble bien que ce jeu ait été d'abord transmis aux Italiens par une famille d'émigrés arméniens. Le mot vient du latin charta, « feuille de papier, papier », dérivé du grec khartês, « feuille de papyrus ». Le mot ancien...

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Voir aussi