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JEU Jeu et rationalité

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Jeu et culture

Le jeu «  civilisateur »

Pour Huizinga et Caillois, le mot culture et son synonyme, le terme civilisation, prennent un double sens. Le premier, technique ou ethnologique, désigne simplement les diverses formes que revêtent les sociétés humaines. Le deuxième, que l'on peut dire métaphysique, qualifie la trajectoire d'une histoire de l'humanité qui serait aussi celle d'un progrès, d'une histoire qui, partie de l'homme primitif, aboutirait nécessairement dans son stade « supérieur », à l'homme-occidental-civilisé que nous sommes. En d'autres termes, l'histoire aurait un sens : elle irait d'un non-sens originel à son sens actuel. Le processus « civilisateur » de cette histoire aurait permis aux hommes de se débarrasser progressivement de l'illogisme des « premiers âges » ; en un mot, ce serait l'histoire des progrès de la raison.

Le jeu est alors lié à trois aspects de l'histoire-culture : d'abord la culture dans son ensemble est jouée aux stades les plus reculés, les plus « primitifs » de l'histoire ; cela entraîne, en deuxième lieu, un type de mentalité définie comme « enfantine », « animale », « sauvage », « visionnaire », opposé à notre mentalité adulte, « civilisée », raisonnable ; d'où enfin un type de comportement et une forme de conscience ludiques, illogiques, non lucides, s'opposant à notre logique, à notre sérieux, à notre lucidité. Une telle attitude vis-à-vis du jeu et de l'histoire suppose une sorte de contradiction entre la nostalgie pour la vie primitive, enfantine et ludique et le sentiment très fort que nous avons de notre supériorité, nous autres « civilisés » et hommes « raisonnables ».

Il paraît donc évident que les rapports du jeu et de la culture se fondent, pour ces auteurs, sur deux « constatations » : d'une part, que l'homme devient de plus en plus « civilisé », d'autre part, que la civilisation devient de moins en moins ludique au fur et à mesure de son histoire. Alors, si le jeu est civilisateur, il devient impossible de réconcilier les contradictions implicites dans un tel point de vue. En effet, si le jeu est essentiel à la culture, la civilisation devrait devenir de plus en plus ludique et non l'inverse.

L'origine et le présent de la civilisation

Ni Huizinga ni Caillois ne résolvent la contradiction inhérente à cette conception de l'origine de la civilisation, qui repose elle-même sur une conception contradictoire du présent de la civilisation. Selon eux, l'origine est, en effet, à la fois brutalité et innocence. Brutalité, lorsque l'instinct de compétition, de concurrence n'est soumis à aucune règle ; la loi de la nature est une loi de la jungle ; c'est alors le retour au chaos, au désordre originels, « perversions de l'agôn », comme l'explique Caillois. L'origine est aussi innocence dans la mesure où jeu et civilisation ne se distinguent pas mais participent d'une vision « poétique, enfantine » du monde. Cette vision s'oppose à la nôtre, disent-ils, qui est « réaliste ».

Ce « réalisme » même se trouve à la base de la double et contradictoire vision du présent de notre civilisation telle qu'on la remarque chez Huizinga et Caillois. En effet (comme l'origine, mais inversement par rapport à elle), le présent est ressenti à la fois comme plus « civilisé » dans la mesure où nous ne commettons pas la faute de confondre jeu et sérieux, c'est-à-dire où nous faisons le partage entre jeu et réalité (dont ni les enfants ni les primitifs ne sont capables). Ainsi, plus nous aurions conscience du jeu, du fait que le jeu n'est qu'un jeu et qu'on ne doit pas le prendre au sérieux, plus nous serions civilisés, polis, policés. L'idéal serait le fair play britannique, idéal de noblesse, de respect des règles,[...]

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Écrit par

  • : licencié ès lettres, Ph. D., associate professor, Yale University, Connecticut, États-Unis

Classification

Pour citer cet article

Jacques EHRMANN. JEU - Jeu et rationalité [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 14/03/2009

Autres références

  • ART (Aspects esthétiques) - La contemplation esthétique

    • Écrit par
    • 3 634 mots
    ...à la faveur du plaisir préliminaire que procure la forme elle-même, il engendre, par la levée des répressions et des refoulements, un plaisir nouveau ; de même, le jeu vise en réalité à réaliser un désir sur le mode hallucinatoire, tout comme le rêve cherche, de son côté, à remplir un vœu. La création...
  • AXELOS KOSTAS (1924-2010)

    • Écrit par
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    • 1 média

    Par sa vie et sa pensée Kostas Axelos, né à Athènes le 26 juin 1924, n'a cessé d'interroger les horizons du monde, son déploiement et ses métamorphoses. Les thèses qu'il soutient à Paris, en 1959, sont consacrées respectivement à l'aurore poétique et énigmatique de la ...

  • BRADLEY FRANCIS HERBERT (1846-1924)

    • Écrit par
    • 3 615 mots
    Parmi toutes les idées que passe ici en revue Bradley, nous pouvons insister sur les pages où il parle du jeu et du sérieux. D'Héraclite à quelques disciples de Husserl et de Heidegger en passant par Nietzsche, l'idée de jeu a conservé une grande importance. Selon Bradley, le jeu implique un sens du...
  • CARTES À JOUER

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    L'Antiquité gréco-romaine a ignoré les cartes. Il semble bien que ce jeu ait été d'abord transmis aux Italiens par une famille d'émigrés arméniens. Le mot vient du latin charta, « feuille de papier, papier », dérivé du grec khartês, « feuille de papyrus ». Le mot ancien...

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