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IBSEN HENRIK (1828-1906)

Pontife ou inquiéteur ?

Ibsen commente ainsi Rosmersholm pour Björn Kristensen, auquel il écrit : « La pièce traite de la lutte que doit soutenir tout être humain sérieux contre lui-même pour mettre la conduite de sa vie en harmonie avec ses idées... Mais, avant tout, la pièce est naturellement une œuvre littéraire sur des êtres humains et des destinées humaines. » Il est clair, par conséquent, que le théoricien et l'artiste, le penseur et l'homme s'équilibrent dans cette œuvre. Aussi ne saurait-on réduire l'étude d'Ibsen à une nomenclature de thèses ou à une simple analyse esthétique. C'est l'homme Ibsen qui, finalement, fait le prix de son théâtre et si l'on s'appliquait à l'y voir, on apprécierait certainement davantage une œuvre qui, en définitive, résiste bien au temps. Or Ibsen fut un Norvégien, un génie universel et un extraordinaire homme de théâtre.

Un Norvégien

André Bellessort, qui connaissait bien les Scandinaves, voyait en eux « des âmes cellulaires ». Et il est vrai que le milieu nordique est plutôt laconique, replié sur soi, inhibé par une étrange timidité, absorbé dans de pesantes méditations qui ne se font jour que rarement, et alors avec violence, torturé par la nécessité de dire et d'agir et préférant souvent le silence au scandale, la résignation à l'action compromettante. Il s'ensuit que, sous des dehors collectivistes d'ailleurs dictés par les rigueurs du relief et du climat, les Norvégiens sont de farouches individualistes et qu'il n'est pas aisé de les percer à jour. Si Henrik Ibsen insiste tant sur l'intégrité de la conscience morale, dans Maison de poupée, par exemple, c'est qu'il n'a que trop éprouvé la force et comme la densité de cette faculté chez lui comme chez ses compatriotes ; de là aussi sa haine de la « compacte majorité », « le pire ennemi parmi nous de la vérité et de la liberté » (Un ennemi du peuple). Il le dit dans une lettre de 1872 : « La minorité a toujours raison » ; à Björnson en 1879, il réclame « que l'individu navigue sous son propre pavillon ». Les partis, les clans, les coteries, les idées toutes faites, les idéologies de rechange sont refuges commodes à qui éprouve, en même temps, la complexité de son être et l'extrême difficulté de l'exprimer : trait que les caractères latins, ouverts, bavards, curieux jusqu'à l'indiscrétion, ont toujours quelque peine à voir. L'ennemi juré d'Ibsen aura été le conformisme des Norvégiens, d'autant plus pénible qu'il tient de la résignation tragique. Et quand il exige que chacun soit lui-même, il demande que l'on sorte de cette réserve, de ce silence confortable, pour oser.

Ainsi l'individualisme mène-t-il au culte de la sincérité et au respect de la vocation personnelle : telle apparaît l'idée-force et le leitmotiv de son œuvre. Confort, joie de vivre, bonheur même, tout doit s'effacer devant cette exigence capitale qui peut prendre toutes les nuances possibles. Il l'écrit à Laura Kieler : « L'essentiel est d'être sincère et vrai vis-à-vis de soi-même. Il ne s'agit pas de vouloir ceci ou cela, mais de vouloir ce que l'on doit absolument vouloir, parce que l'on est soi, et qu'on ne peut pas faire autrement. Tout le reste ne conduit qu'au mensonge. » Le mot clef est lâché : cette œuvre qui s'applique inlassablement à distinguer le vrai du faux, à démêler dans l'individu comme dans la société le fabriqué de l'authentique, s'élève durement contre « le mensonge vital », ce mélange d'apathie, de conformisme et de bonne conscience dont souffrent Peer Gynt et Stensgaard. L'auteur y reviendra jusque dans son testament dramatique : Quand nous nous réveillerons d'entre les[...]

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Écrit par

  • : professeur émérite (langues, littératures et civilisation scandinaves) à l'université de Paris-IV-Sorbonne

Classification

Pour citer cet article

Régis BOYER. IBSEN HENRIK (1828-1906) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Katharina Schüttler dans <it>Hedda Gabler</it>, H. Ibsen - crédits : A. Declair/ Die Schaubühne, Berlin

Katharina Schüttler dans Hedda Gabler, H. Ibsen

Henrik Ibsen - crédits : Universal History Archive/ Universal Images Group/ Getty Images

Henrik Ibsen

Autres références

  • BRAND (mise en scène S. Braunschweig)

    • Écrit par Anouchka VASAK
    • 1 097 mots

    Écrivain de la démesure et du malaise dans la civilisation, Henrik Ibsen (1828-1906) est un auteur phare du théâtre contemporain. Durant la saison 2004-2005, de nouvelles mises en scène d'Hedda Gabler (par Éric Lacascade, Théâtre de l'Odéon-Ateliers Berthier à Paris), Maison de...

  • HEDDA GABLER, Henrik Ibsen - Fiche de lecture

    • Écrit par Régis BOYER
    • 777 mots

    Au sein de la magistrale œuvre dramatique du Norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), Hedda Gabler (1890), pièce en quatre actes, occupe une place centrale avec Une maison de poupée (1879). Elle relate le destin tragique d'une femme qui n'a pas su donner un sens à son existence.

  • PEER GYNT (mise en scène É. Ruf)

    • Écrit par Didier MÉREUZE
    • 923 mots
    • 1 média

    Il est des œuvres impossibles. Monstrueuses. Parce qu'elles brassent tout l'univers, défient les notions d'espace et de temps. Parce qu'au travers d'un destin c'est celui de l'humanité tout entière qui se dessine, accumulant les interrogations, laissant en suspens les réponses. Bref, des œuvres qui semblent...

  • DRAME - Drame moderne

    • Écrit par Jean-Pierre SARRAZAC
    • 6 057 mots
    • 7 médias
    Le paradoxe des drames d'Ibsen, de Strindberg, d'Hauptmann ou de Tchekhov, c'est qu'ils procèdent tous, au-delà de leur évidente diversité, d'une sorte de roman implicite, de roman contenu et non écrit. Chez Ibsen, en particulier, tout se passe comme si les personnages, avant même leur entrée en scène,...
  • DUSE ELEONORA (1858-1924)

    • Écrit par Universalis
    • 923 mots

    Actrice italienne qui trouva ses meilleurs rôles chez deux grands dramaturges européens : l'Italien Gabriele D'Annunzio et le Norvégien Henrik Ibsen.

    Née à Vigevano, en Lombardie, le 3 octobre 1858, la Duse, issue d'un milieu d'acteurs, fit ses débuts au théâtre à l'âge de quatre ans dans...

  • GRIEG EDVARD (1843-1907)

    • Écrit par Piotr KAMINSKI
    • 1 672 mots
    • 1 média
    De retour en Norvège, en 1871, glorifié par la nouvelle reconnaissance internationale, il forme avec Bjørnson et Henrik Ibsen une sainte trinité norvégienne dont le but sera de renouveler l'art national. Une série d'œuvres réalisées en collaboration avec Bjørnson (une très forte scène dramatique,...
  • LA MOUETTE (mise en scène T. Ostermeier)

    • Écrit par Monique LE ROUX
    • 988 mots
    théâtre réaliste et politiquement engagé. En France, il est couvert d’honneurs et les propositions de travail sont constantes. Il a déjà créé, en 2013, Les Revenants d’Ibsen, dans une traduction d’Olivier Cadiot, avec Valérie Dréville, Jean-Pierre Gos, François Loriquet, Mélodie Richard,...
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Voir aussi