Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

MOORE GEORGE EDWARD (1873-1958)

Étudiant en lettres classiques à Cambridge, détourné vers la philosophie par son ami Bertrand Russell, George Edward Moore se consacra principalement à son enseignement qui, à Cambridge d'abord, puis pendant la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis, fit de lui l'une des personnalités les plus attachantes de la philosophie anglaise de ce siècle. G. J. Warnock campe ainsi sa légende : « Son œuvre est dans son essence si simple, si directe, si entièrement candide et dépourvue de préjugés qu'elle semble à peine philosophique. » Moore avoue d'ailleurs que ni le monde ni les sciences ne lui ont posé de problèmes philosophiques, mais bien les étranges paroles et écrits des philosophes ; par réaction, il se fera le défenseur du sens commun.

Cofondateur, avec Russell, du mouvement analytique en philosophie, il exerça au bénéfice de ses contemporains une influence libératrice et vivifiante à l'égard de l'obscurantisme néo-hégélien comme de la respectabilité victorienne, et joua un rôle d'initiateur en inaugurant le renouveau du réalisme en Angleterre et en fournissant à l'analyse philosophique les fondements qui lui permirent de prendre son essor. Plutôt qu'un grand constructeur de systèmes, il fut un grand critique et « le plus aigu, le plus habile questionneur de la philosophie moderne ». Proche en cela, comme sur tant d'autres points, de Meinong, il aura posé toutes les questions auxquelles s'efforcera de répondre la première moitié du xxe siècle.

La critique du psychologisme, de l'idéalisme et du naturalisme éthique

Le plus important des articles de jeunesse de Moore, « The Nature of judgment » (Mind, 1899), est consacré à la critique des Principles of Logic de Francis Herbert Bradley, et, par-delà, du psychologisme. Nos jugements ne portent pas sur « nos idées », mais sur ce à quoi nos idées se réfèrent, c'est-à-dire ce que Moore appelle un «  concept ». Ce dernier n'est ni un fait mental ni une partie d'un fait mental ; proche de la « forme » platonicienne, il ne varie pas selon les jugements où il apparaît. Le dessein de Moore est ici proche de celui de A. Meinong et de G. Frege : maintenir l'objectivité et l'indépendance des objets de pensée. La théorie de la dénotation de Russell s'appuie sur la doctrine du jugement de Moore selon laquelle les véritables constituants de la proposition ne sont jamais des significations linguistiques, mais les entités représentées par les mots, soit des choses, soit des prédicats. La psychologie est inutile à la théorie du jugement, qui s'interprète de manière réaliste. En philosophie morale également, Moore critique le subjectivisme psychologiste ou transcendantal et rompt avec l'empirisme britannique traditionnel.

La parution en 1903 de « The Refutation of idealism » dans Mind marque à la fois la date de naissance du réalisme anglo-saxon et l'apparition d'un style philosophique nouveau, d'un type d'analyse minutieuse qui allait caractériser profondément les décennies à venir. Moore y attaque la proposition fondamentale de tout idéalisme : « Être, c'est être perçu. » Il en donne une interprétation avant d'en démontrer la fausseté ; elle n'est pas, comme on l'a cru à tort, une simple identité. Bien qu'il s'agisse là de la formule berkeleyenne de l'idéalisme subjectif, Moore n'épargne pas les sophismes de l'idéalisme moniste néo-hégélien de Bradley. Contre la confusion qui les caractérise, Moore distingue dans la sensation l'acte et l'objet. Une sensation de bleu et une sensation de rouge ont quelque chose de commun – disons : la conscience – et quelque chose qui les différencie : leur objet, le rouge, le bleu. Avoir une sensation, c'est avoir une sensation de quelque chose, c'est être au-delà de la question traditionnelle : « Comment pouvons-nous sortir de nous-mêmes et de nos idées ? » C'est en liaison à la fois avec la réfutation de l'idéalisme et l'analyse des propositions du sens commun que Moore introduit l'étude de la perception et la théorie des sense-data (cf. « The Nature and reality of objects of perception », 1905, in Philosophical Studies, et « Proof of an external world », 1939, in Philosophical Papers).

Accédez à l'intégralité de nos articles sans publicité

Les Principia Ethica de 1903 eurent un double succès et une double portée : sur la jeunesse de Cambridge, sur les philosophes professionnels. À la première, il apportait la fraîcheur d'un renouveau des valeurs, surtout par son dernier chapitre qui plaçait la jouissance esthétique et les relations personnelles affectueuses parmi les plus grands biens ; Moore donnera ainsi au groupe artistique de Bloomsbury une sorte de charte éthique et esthétique. Les philosophes retiendront du premier chapitre l'affirmation que le bien est une qualité unique, simple, inanalysable et indéfinissable, qu'on saisit par intuition. Moore y décèle une erreur, ou un sophisme trop répandu, qui consiste à vouloir définir l'indéfinissable, c'est-à-dire le bien, et plus particulièrement en termes non éthiques, ou encore naturalistes ; cette erreur, c'est la naturalistic fallacy, qui se retrouve au centre de toutes les controverses éthiques de la première moitié du siècle. Ludwig Wittgenstein retiendra la leçon : « Il ne peut y avoir de propositions éthiques. »

Accédez à l'intégralité de nos articles

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrir

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : agrégée de l'Université, docteur en philosophie, maître de conférences à l'université de Rennes

Classification

Autres références

  • BLOOMSBURY GROUPE DE

    • Écrit par
    • 803 mots
    • 1 média

    Cénacle d'intellectuels et d'artistes liés à Cambridge, coterie d'esthètes londoniens ou confrérie secrète, le groupe de Bloomsbury fut une nébuleuse insaisissable qui, pendant les dix années précédant la Première Guerre mondiale, eut une influence déterminante sur la vie culturelle anglaise. Littérature,...

  • NOM

    • Écrit par
    • 7 092 mots
    Y aurait-il pour chacun un vrai nom ? Plutôt que « le nom avec lequel on s'en va dans l'autre monde » (P. H. Stahl), le nom spirituel est-il le nom sous lequel vous désignent vos « proches » (C. Lévi-Strauss) ou celui par lequel vous êtes invoqué dans le secret des cœurs ? Quête mythique : le vrai nom...
  • PHILOSOPHIE ANALYTIQUE

    • Écrit par et
    • 13 431 mots
    • 3 médias
    Après son objet, il restait à cette philosophie à conquérir sa méthode : influencés par ces thèmes préanalytiques, mais renouant avec une tradition proprement britannique, Moore et Russell s'écartent de l'analyse intentionnelle et eidétique. Moore veut donner des « analyses correctes » d'un certain...
  • RELATION

    • Écrit par
    • 7 568 mots
    ...principe des relations externes ». Ce principe est étroitement lié à l'une des présuppositions des Principles, que Russell reprend à son contemporain G. E. Moore (1873-1958) : « Le pluralisme concernant le monde, aussi bien celui des choses existantes que des entités, en tant qu'il est composé d'un nombre...

Voir aussi