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FREUDO-MARXISME

Par l'expression « freudo-marxisme », on désigne les diverses tentatives de concilier les découvertes psychanalytiques et le marxisme. À la psychanalyse, qui proposait une théorie de l'âme, une méthode et une technique de soin dans le but de soustraire l'homme à son aliénation, conséquence des « ratés » de son histoire personnelle, le marxisme apportait une analyse des processus d'aliénation socio-historique qui se voulait objective et une solution pour y remédier : la révolution prolétarienne. Cette alliance, qui ne plaisait pas à Freud, réfractaire à toute idéologie, a surtout séduit les psychanalystes dans les années 1920 et 1930. Elle retrouva une certaine audience, en Italie et en Allemagne, surtout, et quelque peu en France, à la suite des événements de mai 1968.

Les freudo-marxismes

Chaque freudo-marxisme puise différemment dans l'œuvre de Freud, mais aussi, dans une moindre mesure, dans celle de Marx, de sorte qu'il existe presque autant de freudo-marxismes que de freudo-marxistes. Ce mouvement fut essentiellement une préoccupation de psychanalystes, parmi lesquels Alfred Adler, Siegfried Bernfeld, Carl Furmüller, Wilhelm Reich – son représentant le plus éminent –, Otto Fenichel, Paul Federn, Heinrich Meng, les sœurs Bornstein, Edith Jacobson, Kate Friedländer, Margarete Hilferding, Josef Karl Friedjung, Eric Fromm..., conscients que la levée des symptômes psychiques ne pouvait pleinement se réaliser sans que soit délivré l'homme du système d'exploitation économique, en l'occurrence le système capitaliste. Rares furent en revanche les théoriciens marxistes ou socialistes qui se sont intéressés à la psychanalyse ou qui n'ont pas porté sur elle un regard hostile. Beaucoup, comme Lénine ou Lukàcs, craignaient que le souci porté à la libération des pulsions ne détournât les masses d'accomplir la révolution. Quelques marxistes révolutionnaires – Léon Trotski, Adolf Ioffé, Karl Radek, Nicolas Boukharine, le juriste Mikhaïl Reissner – se déclaraient au contraire convaincus de la nécessité de compléter l'œuvre de Marx.

Alfred Adler - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Alfred Adler

Au sein du mouvement psychanalytique, il revient à Alfred Adler (1870-1937) d'avoir le premier conduit une réflexion, très vite marquée par ses propres théories plutôt que par celles du maître, dans le but d'éclairer l'analyse marxiste par la psychologie. Adler innove en prenant en compte, dès 1909, les facteurs sociaux dans le développement de la névrose. Dix ans plus tard, il publie Bolschewismus und Seelenkunde (« Bolchevisme et psychologie ») qui attribue une place prépondérante à la communauté, infléchissant sa théorie dans un sens plus marxisant, influencé probablement par les Thèses sur Feuerbach de Marx (1845), qui soulignent combien l'homme n'est pas le simple produit de ses conditions sociales, mais également de son éducation.

Mais c'est Wilhelm Reich (1897-1957) qui représentera la tentative la plus élaborée d'articuler le marxisme et la psychanalyse. Dans son étude de 1929 Matérialismedialectique et psychanalyse, il croit pouvoir allier les deux pensées en préservant leurs spécificités tant méthodologiques que conceptuelles. Il les envisage de manière complémentaire, la psychanalyse pouvant aisément s'insérer dans la conception marxiste de l'histoire, là où les problèmes psychologiques, qui sont pour Marx la transformation d'un mode d'existence matérielle en idée dans le cerveau, apparaissent. Dans sa critique du patriarcat ou son plaidoyer pour une « libération des pulsions », Reich s'oppose à Freud qui ne se prononce pas pour une « société sans père » et ne croit qu'à une libération très modérée des pulsions.

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Le marxisme offrait alors la possibilité d'utiliser les concepts comme un outil non seulement pour comprendre la société, mais également pour la changer : ainsi Reich avec l'organisation Sexpol, Bernfeld avec son foyer pour enfants, Simmel sensible à un engagement social de la psychanalyse et actif au sein de l'Association des médecins socialistes, Vera Schmidt et son home d'enfants, l'engagement des adlériens dans la réforme pédagogique de la municipalité socialiste de Vienne, etc.

C'est surtout en Russie, des années 1910 au milieu des années 1930, que se développe une réflexion freudo-marxiste originale, et probablement la plus importante. À l'intérieur du freudo-marxisme russe, plusieurs courants ou tendances, parfois fondamentalement différents, se dégagent. Il n'y a rien de commun cependant entre les conceptions pédagogiques défendues par Aron Zalkind, pendant un temps membre de la Société psychanalytique russe, et celles mises en pratique par la psychanalyste Vera Schmidt ou par Karl Radek, ou encore par Larissa Reissner. Zalkind, adepte d'une psychanalyse aux fondements physiologiques, défend une pédagogie autoritaire, hostile à la masturbation et également, tout comme Lénine, à la conception freudienne de la sexualité – ce qui lui vaudra les foudres de Reich. Il milite pour une sorte de réorientation de la sexualité et du transfert vers la collectivité communiste, alors que Vera Schmidt, qui prend en compte la spécificité de l'âge de l'enfant, croit primordial d'éviter la répression des activités sexuelles tout en favorisant les capacités sublimatoires.

À ce freudo-marxisme marxisant s'oppose en quelque sorte un freudo-marxiste socialisant qui ne rejette pas le marxisme, s'y réfère même souvent, mais ancre ses références politiques dans les conceptions austro-marxistes férocement condamnées par Lénine et Trotski. Outre son rejet ou sa relativisation des principes de la dictature du prolétariat ou de la lutte des classes, ce freudo-marxiste socialisant se démarque des références marxistes orthodoxes, sur lesquelles Reich fonde ses théories politiques, par une réflexion moins doctrinaire, plus ouverte à la démocratie et plus attentive à l'individu. Le rôle qu'il accorde à l'éducation obéit moins à une idéologie politique qu'à des considérations psychologiques. Henri de Man, dont l'œuvre principale publiée en 1926 Zur Psychologie des Sozialismus – traduite en français sous le titre Au-delà du marxisme  est inspirée par la psychologie adlérienne, appartient à ce courant. H. de Man inverse la conception marxiste selon laquelle la position de classe détermine les processus psychologiques. Les réactions ou les dispositions psychologiques de classe ne découlent pas directement du système économique, mais émanent de dispositions innées et de réactions à l'événement social antérieur n'impliquant pas nécessairement la donnée économique.

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La critique sociale inspirée de Freud et de Marx se veut plus radicale avec les membres de l'école de Francfort. Elle permet à Fromm de fonder sa perspective psychosociale. Chez Herbert Marcuse (1898-1979) avec Eros et la civilisation (1955), elle constitue un outil critique radical de la société, alors qu'elle s'intègre dans une perspective philosophique chez Theodor Adorno et Max Horkheimer – avec qui Freud échange une brève correspondance –, et même, dans une perspective plus épistémologique, chez Jürgen Habermas.

Marcuse - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Marcuse

Theodor Adorno, 1935 - crédits : I. Mayer-Gehrken/ T. W. Adorno Archiv, Frankfurt a.M.

Theodor Adorno, 1935

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Écrit par

  • : docteur en histoire, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie, psychanalyste

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Alfred Adler - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Alfred Adler

Marcuse - crédits : Keystone/ Hulton Archive/ Getty Images

Marcuse

Theodor Adorno, 1935 - crédits : I. Mayer-Gehrken/ T. W. Adorno Archiv, Frankfurt a.M.

Theodor Adorno, 1935

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  • CULPABILITÉ

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    • 1 média
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    • 3 médias
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  • MARCUSE HERBERT (1898-1979)

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