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FOURIÉRISME

« Lui seul avait eu la force de concevoir la possibilité d'un ordre nouveau » (Jean Jaurès). Il est assez curieux en effet que Charles Fourier, qui s'affirme résolument « à l'écart absolu » parce qu'il applique « le doute absolu », ait non seulement créé un système sans pareil, mais suscité un mouvement de pensée diffus et de nombreux essais de réalisation. Le fouriérisme englobe à la fois une théorie qui prétend expliciter et orienter, selon « le juste essor », les relations naturelles des hommes ou le dynamisme des choses, et le retentissement réel de ce modèle théorique, en France et bien au-delà, en Russie notamment et aux États-Unis. Il comporte deux aspects : le fouriérisme pratiqué, c'est-à-dire les diverses mises en application tentées, et le fouriérisme écrit ou la formulation du modèle d'« Harmonie » par Fourier et les gloses de ses disciples.

Ce personnage, en marge de la culture traditionnelle et du pouvoir, « sergent de boutique illitéré » (dit-il), a provoqué des commentaires sans fin et des essais pratiques qui sont loin d'être tous dénombrés ; certains, en effet, furent trop limités et brefs pour avoir laissé des traces, d'autres sont difficiles à situer car ils se rattachent à la « doctrine sociétaire » en « mode composé » : c'est ainsi que les plus amples résonances de l'œuvre de Fourier, sur le mouvement coopératif en particulier, se firent par l'intermédiaire de disciples actifs.

Et, cependant, Fourier est encore méconnu. L'amas d'articles et de livres écrits sur lui n'éclaire pas sa pensée et les épreuves du système sont restées partielles et marginales. Du grand intérêt que lui portèrent Marx et Engels, on a retenu la critique : on le qualifie d'utopiste et l'on apprécie tout au plus son attaque contre le « commerce mensonger » et les mœurs hypocrites. En fait, s'il atteint la société à son défaut, s'il marque la « civilisation » au fer rouge (elle couvre de ses beaux principes, dit-il, « indigence, fourberie, oppression, carnage »), c'est qu'il sait comment tout reconstruire. Son projet est critique dans la mesure où il supplée au réel ; la découverte des nouvelles assises du monde et la fureur de renversement vont de pair. Or Fourier croit atteindre, en deçà des avatars historiques, un invariant humain : notre « nature intentionnelle » ou « passionnelle ». Muni de ses cinq sens et des passions affectives, il départage l'évidence : celle de la raison s'effrite ; l'autre au contraire, relevant de la sensibilité, récuse le monde inhumain édifié au cours des siècles et se montre capable de recréer l'univers. Rien ne résiste à la « baguette enchantée » de « l'attraction passionnelle » : tout est métamorphosé, le travail, la police, l'amour, la vieillesse et jusqu'aux « désordres des climatures », la glace des pôles, l'amertume des mers ou les étoiles de notre « ciel de nuit ».

Une pensée sauvage

Il n'est pas surprenant qu'une telle pensée sauvage, qui combine l'analyse minutieuse des secrets du désir et les considérations encyclopédiques ou cosmogoniques, ait trouvé d'amples échos en des temps proches encore de la Révolution. Fourier, ce provincial né à Besançon en 1772, reprend le souffle de liberté renversant les vieux mondes et prolonge, en imagination, la grande vacance des institutions, pour rebâtir tout à neuf. Révolutionnaire brut et total, il ne met pas seulement en question les lois ou l'organisation du travail, mais la morale et toutes les valeurs civilisées. Aussi hardi que Sade, dont il est comme le contrepoint positif, il devançait de loin ses compagnons de bonne volonté, qu'il déroutait par ses extravagances, car l'« écart absolu » ne va pas sans dérèglement possible[...]

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