COLONIALISME & ANTICOLONIALISME
Les doctrines impérialistes de la colonisation
Un tournant est pris vers 1873. La dépression économique l'explique dans une certaine mesure. Mais il a des causes plus profondes, car il correspond à une transformation dans la nature des échanges internationaux et dans la structure du capitalisme. Un nouveau colonialisme apparaît, plus systématique, qui met en avant la notion d'Empire. À la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle un même mouvement entraîne des écrivains et des journalistes. Citons pour l'Angleterre Charles Dilke, John Seeley, James Froude ; pour la France, Paul Leroy-Beaulieu, Paul Gaffarel, J. Chailley-Bert, Léon Deschamps, Jules Harmand. Aux États-Unis même, avec John Fiske, John W. Burgess et Alfred Mahan, s'élabore une doctrine expansionniste qui abandonne la tradition anticolonialiste de Monroe. En Allemagne, Treitschke et Friedrich Fabri développent les théories colonialistes formulées dès 1841 par Friedrich List. Des associations se constituent pour susciter l'adhésion des milieux d'affaires divisés et prudents et convaincre une opinion publique réticente : Royal Colonial Institute, Imperial Federation League, Kolonial Verein, Gesellschaft für deutsche Kolonisation, Comité de l'Afrique française, etc. Des hommes d'État poursuivent cette politique impérialiste de façon plus ou moins systématique, en raison des ressources dont dispose leur pays et des résistances qu'ils rencontrent : Disraeli et Chamberlain ; Jules Ferry, Étienne et Delcassé ; Roosevelt et Mac Kinley ; Crispi ; Léopold II.
De tous les textes de l'époque, on peut dégager les principaux thèmes du colonialisme impérialiste, thèmes nouveaux ou thèmes repris des anciennes motivations du colonialisme.
– On adapte les théories de Darwin à l'expansionnisme, qui devient un fait de nature. La colonisation présente « tous les caractères auxquels on reconnaît les forces de la nature » (Charles Gide). « Le besoin d'expansion [...] est si intimement lié aux instincts départis à tous les êtres qu'on peut y voir une des manifestations essentielles de la vie » (J. Harmand). Il en est des nations comme des espèces et des individus ; l'élimination des peuples arriérés par les peuples évolués et à leur profit est en dernière analyse bénéfique à l'ensemble de l'humanité.
– Il y a une « philosophie » de la colonisation qui comporte, plus ou moins nettement affirmé, un aspect raciste. Pour Jules Ferry, « les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures », un droit qui est un devoir, car « elles ont le devoir de civiliser les races inférieures ». En Angleterre, cette conception est fréquemment imprégnée de messianisme religieux. Après la victoire de Pretoria, Lord Roberts ordonne de rendre grâce « au Dieu de la race impériale » et Cecil Rhodes écrit dans son testament que, s'il y a un Dieu, « il travaille d'une manière visible à faire de la race anglo-saxonne l'instrument choisi à l'aide duquel il amènera un état social fondé sur la police, la liberté et la paix ». « Nous sommes, proclame Chamberlain, une race maîtresse (governing) prédestinée par nos qualités aussi bien que par nos vertus à nous étendre dans le monde. » Le « fardeau de l'homme blanc » devient un devoir.
– La puissance coloniale est une composante du prestige national. Aussi faut-il abandonner le primat de la politique continentale à laquelle Leroy-Beaulieu attribue « la perte du Canada, de la Louisiane, de Saint-Domingue, de l'Inde ». Considérer comme « une aventure toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient [...] c'est abdiquer [...] et descendre du premier rang au troisième et au quatrième » (J. Ferry). Si la France s'abstient, d'autres puissances prendront sa place. « La politique des mains nettes [...] c'est un nouveau traité de 1763 sans l'excuse de Rossbach et de la Pompadour. » Ainsi, chez le républicain Jules Ferry reviennent, fréquemment et lancinantes, ces comparaisons entre une royauté qui sacrifie les colonies et une république qui par l'expansion coloniale fera la grandeur de la France, entre l'Empire qui nous a fait perdre deux provinces et la République qui nous a donné deux colonies.
– Pas de commerce mondial sans une puissante marine. Pas de marine efficace sans point d'appui ; « d'où la nécessité », affirme Jules Ferry, « d'avoir sur les mers des rades d'approvisionnement, des ports de défense et de ravitaillement » ; d'où pour l'Angleterre l'aménagement d'une chaîne de bases le long des routes de l'Inde et de l'Extrême-Orient.
– Jules Ferry et Leroy-Beaulieu ont fortement souligné les arguments économiques ; les colonies sont des placements de capitaux. « Les capitalistes courent [...] de moindres risques dans les colonies qui sont des prolongements de la métropole » (Leroy-Beaulieu). D'autre part, les mesures protectionnistes tendent à fermer les marchés étrangers. Les colonies offrent « à nos sociétés des matières premières à bas prix » et constituent « de nouveaux marchés pour le débit des produits manufacturés d'Europe » (Leroy-Beaulieu) « La politique coloniale est fille de la politique industrielle » (J. Ferry).
– Enfin l'expansion coloniale est une garantie contre les troubles sociaux. « La perte de notre domaine colonial, déclare Chamberlain aux ouvriers de Birmingham, pèserait d'abord sur les classes laborieuses de ce pays. » Pour Jules Ferry il faut, grâce aux colonies, trouver de nouveaux consommateurs. Faute de quoi, c'est « la faillite de la société moderne ».
Il ne s'agit pas ici de confondre motivations, causes et résultats, mais uniquement de classer les arguments avancés pour légitimer théoriquement le colonialisme impérialiste. Ces thèmes développés avant 1914 vont constituer le fondement doctrinal du colonialisme entre les deux guerres mondiales.
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Écrit par
- Jean BRUHAT : maître assistant à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris
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