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LE LIVRE NOIR DU COLONIALISME (dir. M. Ferro)

L'idée coloniale et le colonialisme lui-même sont-ils à ranger au magasin des accessoires de l'histoire ? Tout le monde ou presque réprouve aujourd'hui la colonisation, alors que cette aventure humaine continue de hanter l'imaginaire collectif des uns (les héritiers des colonisateurs) et des autres (les descendants des colonisés). Que reste-t-il de cette longue période ? Une mémoire ? Une histoire commune à plusieurs univers ? Des valeurs mal définies et des mythes confus ? Marc Ferro et son équipe, une vingtaine d'historiens, d'ethnologues et d'anthropologues français et étrangers, se sont lancés dans une autopsie de l'aventure coloniale. Les formes de « dominations et résistances », traitées en trois gros chapitres : le Nouveau Monde, l'Asie et l'Afrique occupent plus de la moitié du Livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l'extermination à la repentance (Laffont, Paris, 2003). Mais l'ouvrage n'est pas exhaustif. Certains sujets importants manquent au sommaire, y compris parmi ceux qui ont fait l'objet d'études de premier plan : par exemple le cas de l'Empire ottoman, ou le retour des Européens au moment de l'effondrement des empires. De même, un bilan économique de « l'impérialisme » (au moins dans sa version française) aurait permis de comprendre la nature profonde du processus de décolonisation après 1945. Ces réserves faites, on reconnaîtra l'ampleur du champ de vision, tant historique que géographique, de cette somme, et son caractère pluridisciplinaire.

Les historiens donnent la mesure chiffrée d'une extermination qui aura saigné à blanc sous toutes les latitudes et ils en démontent les terribles mécanismes. En une approche rigoureuse, Pap Ndiaye dresse un historique saisissant des évaluations successives de la population indienne d'Amérique du Nord à l'arrivée de Colomb : de seize millions en 1830 à un demi-million en 1900, révisions destinées à minimiser les méfaits de la colonisation. On estime le recul de la population indienne d'origine, entre 1500 et 1900, à 95 p. 100. Et l'historien d'établir, sans sacrifier au pathos, que « cette catastrophe démographique d'une ampleur probablement unique dans l'histoire de l'humanité » relève bien d'une logique génocidaire. Le point fort de cette encyclopédie est bien le rappel, d'une abominable monotonie historique, des formes de violences qui ont assis les dominations et dressé les résistances, de l'Amérique espagnole à l'Extrême-Orient, en passant par les Caraïbes et toute l'Afrique. L'exploration fouillée des colonisations non occidentales s'avère fort instructive, en nous permettant de mieux cerner l'extrême diversité du phénomène colonial. Le cas des Japonais en Corée et à Taïwan (Pierre-François Souyri), celui des Russes au Caucase (Claire Mouradian), sont bien évidemment différents de « la colonisation d'Ancien Régime » des Espagnols en Amérique (Jacques Poloni-Simard), de l'impérialisme triomphant des Britanniques au xixe siècle (Jacques Pouchepadass, Marie Fourcade), de l'idéologie assimilatrice des Hollandais en Indonésie (Thomas Beaufils), de la brutalité de la conquête belge, allemande, française ou portugaise en Afrique centrale (Elikia M'Bokolo) ou de l'hypocrisie de la IIIe République en Indochine (Pierre Brocheux). L'ouvrage invite à regarder ailleurs qu'en Europe occidentale. Non seulement les Japonais ont été des maîtres à leur manière, les Russes également, qui constituent encore le plus vieil empire colonial, mais les Arabes ont largement profité du marché du « bois d'ébène » en Afrique orientale avant les Français et les Britanniques.

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Parmi les apports les plus originaux de l'ouvrage, on notera la partie sur « le sort des femmes » (Arlette Gautier), doublement victimes des pratiques coloniales, ou celle consacrée aux « Représentations et discours » dans laquelle, outre les chapitres consacrés à la chanson et au cinéma dans leur rapport au fait colonial, Catherine Coquery-Vidrovitch, notamment, montre que le racisme est un des « traits structuraux » du colonialisme (« Le postulat de la supériorité blanche et de l'infériorité noire »).

C'est une réalité mouvante et multiforme que l'ouvrage réussit à restituer dans sa complexité. Il est rappelé que l'exploitation économique et le travail forcé furent généralisés ; que les massacres ont continué longtemps après l'âge de la colonisation, depuis l'extinction des Aborigènes d'Australie jusqu'au génocide du Rwanda. Et que nous n'en avons pas fini, sinon avec le colonialisme, du moins avec la colonisation et ses séquelles.

Mais les historiens n'instruisent pas un procès et la colonisation ne se résume pas aux abus du colonialisme qui en sont la face la plus visible. La colonisation et le colonialisme nous en apprennent beaucoup sur l'attitude des Occidentaux dans les relations internationales, sur l'essor du tiers-mondisme après les indépendances, sur les rapports Nord-Sud d'aujourd'hui, sur la mémoire et l'actualité de la traite esclavagiste, sur les conséquences encore actuelles du racisme « scientifique » et des hiérarchisations raciales héritées de la colonisation. Cette lecture est de parti pris, mais au bon sens de l'expression, invitant surtout à nuancer ici, à appuyer ailleurs, tout en illustrant son propos de documents toujours opportuns. L'Occident a été sans doute le plus condamnable dans cette affaire, mais il a fourni aussi les bataillons les plus déterminés, les « anticolonialistes », contre la cruauté des traitements réservés aux « masses indigènes ».

— Benjamin STORA

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