RATIONALISTE ARCHITECTURE
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En architecture, l'attitude rationaliste consiste avant tout à opposer à la définition de l'art de l'architecte comme « un des beaux-arts » la reconnaissance de sa double nature : « Architecture, sœur de la science [...], art le plus voisin de la science », dira Viollet-le-Duc, théoricien incontesté de l'architecture rationaliste.
Toute tentative critique ou historiographique pour limiter l'architecture rationaliste à un système unique de formes, apparu en un lieu précis ou à une époque particulière, est toujours réductrice des ambitions philosophiques et de la portée réelle de ce profond bouleversement doctrinal provoqué par la naissance des sociétés modernes. À travers les succès ou les vicissitudes, l'entreprise rationaliste en architecture n'a jamais connu d'interruption depuis ses origines, théoriciens et praticiens se relayant pour en assurer la continuité.
Accordant la première importance à la réalisation des caractéristiques pratiques de l'édifice – solidité, utilité –, l'architecture rationaliste postule un degré élevé d'indifférence à la forme finale. Annoncée dès la fin du xviie siècle dans le discours des théoriciens, son avènement dans les actes construits sera différé jusqu'aux débuts du xixe. Cependant, la préoccupation rationaliste, s'installant dans les esprits tout au long du xviiie siècle, nourrira la critique des pratiques plastiques héritées du « système baroque », en précipitant la dégénérescence de ce dernier, et préparera le terrain des expériences à venir.
De l'affrontement inéluctable entre la tradition plasticienne de l'architecture et l'ambition nouvelle d'une architecture raisonnée naîtront des formalismes nouveaux qu'il faudra distinguer des efforts délibérés pour atteindre un rationalisme objectif plus radical.
Dans la matérialité des œuvres, formalisme rationaliste et rationalisme objectif pourront fusionner, mais le fréquent discours de légitimation qui les accompagne révélera parfois le glissement qui s'opère des intentions théoriques vers des pratiques formalistes.
Bien qu'ayant fécondé les plus grands événements architecturaux du xxe siècle, le rationalisme en architecture est considéré par beaucoup, depuis la fin des années soixante, comme un principe épuisé, voire négateur de toute créativité. Mais le refus de la rationalité n'est-il pas un refus de l'architecture elle-même, dans sa spécificité ?
Aux origines de l'idée
Dans son discours de réception à l'Académie française, Fénelon (1651-1715) employait, pour traiter des beautés du discours, une métaphore architecturale annonciatrice des commandements de l'architecture rationaliste : « Il ne faut admettre dans un édifice aucune partie destinée au seul ornement, mais visant toujours aux belles proportions, on doit tourner en ornement toutes les parties nécessaires à soutenir un édifice. » Auguste Perret qui aimait cette formule la fit placer en exergue du premier numéro de la très militante Architecture vivante, revue semestrielle publiée de 1923 à 1933 sous la direction de Jean Badovici.
De Fénelon à Perret, plus de deux siècles de spéculations et d'essais s'ouvrent à partir de cette constatation de Claude Perrault (1613-1688) : « Toute l'architecture est fondée sur deux principes dont l'un est positif et l'autre arbitraire. » Le positif étant constitué de la solidité, de la salubrité et de la commodité, l'arbitraire est « la beauté qui dépend de l'autorité et de l'accoutumance ». Révélant ainsi la double origine de l'architecture, Perrault détruisait du même coup l'illusion séculaire d'une harmonie pré-établie entre les trois catégories vitruviennes : utilitas, firmitas, venustas. Plus tard, le moine vénitien Carlo Lodoli (1690-1761) énonçait dans des prédications passionnées, recueillies par ses disciples, les principes fondamentaux d'un rationalisme radical, destinés à mettre un terme à toute pratique formaliste :
– ne montrer en architecture que ce qui a une fonction véritable, donc bannir tout ornement qui ne serait pas partie intégrante de la structure,
– concevoir l'architecture conformément à la nature des matériaux,
– rendre compte à l'extérieur des dispositions internes de l'édifice.
Alberto Sartoris, architecte et théoricien rationaliste du xxe siècle, rapporte que Lodoli avait imaginé un siège entièrement déterminé par l'anatomie qu'il opposait aux riches et inconfortables sièges baroques de l'aristocratie vénitienne.
C'est parallèlement aux énoncés révolutionnaires de Lodoli que Marc-Antoine Laugier (1713-1769), abbé de cour jésuite tombé en disgrâce, publia anonymement en 1753 un Essai sur l'architecture qui rencontra un grand succès et fut traduit en anglais, en allemand et en italien. En 1755, le père Laugier signait une édition augmentée et corrigée de l'Essai et en 1765 Les Observations sur l'architecture qui complétaient et modifiaient l'Essai sur de nombreux points. Piranèse et Goethe honorèrent à leur manière ces écrits de vigoureuses critiques.
Moins prophétique que Lodoli, Laugier tentait d'apporter « un léger rayon de lumière » dans le « caos (sic) des règles de l'architecture ». Corrigeant les pratiques en cours sans remettre directement en cause le système plastique de la gradation baroque, il fournissait des consignes immédiatement applicables. S'attaquant surtout aux mauvais usages qui étaient faits des ordres de l'architecture, il fabriquera pour fonder son discours normatif le mythe de « la petite cabane rustique » qui lui fut par la suite beaucoup reproché. Faisant remonter l'origine des éléments d'un ordre à la « cabane originelle », il n'acceptait que des parties « représentant l'idée » de leur destination constructive précise et condamnait leur emploi purement décoratif. À partir de la même intuition que Fénelon, il énoncera le principe de ce que l'on peut désigner par le néologisme commode de « structurisme » architectural : « Les parties d'un ordre d'architecture sont les parties mêmes de l'édifice. Elles doivent donc être employées de manière non seulement à décorer le bâtiment, mais à le constituer. » La colonne sera toujours « isolée pour exprimer plus naturellement son origine et sa destination » ; l'usage du pilastre est une hérésie. Au cours des décennies suivantes, l'architecture néo-classique a tenu compte de ces prescriptions. Recommandant de « ne jamais rien mettre dans un bâtiment dont on ne puisse rendre une raison solide », ses critiques conduisaient vers une architecture plus dépouillée : « On m'objectera que je réduis l'architecture à presque rien. » L'emploi de toutes les figures régulières de la géométrie devait cependant compenser la perte de « superfluités » ornementales en permettant de « varier les plans à l'infini ». Les architectes « révolutionnaires » de la fin du xviiie siècle réaliseront dans leurs œuvres une bonne part du formalisme rationaliste contenu dans les recommandations du père Laugier. Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), artiste parmi les plus inventifs de cette période, ne déclarait-t-il pas : « La vraie magnificence tient à la bonne proportion ; on peut être somptueux sans l'appareil de la dorure et des ornements. » Mais le dépouillement qu'il pratiquera dans de nombreuses compositions relève plus d'une évolution du goût que d'une proscription volontaire à la Lodoli.
C'est à un contemporain du père Laugier, Jacques-François Blondel (1705-1774) professeur et membre de l'Académie, que l'on doit le constat le plus lucide de l'incompatibilité des trois catégories vitruviennes : « Il est plus difficile qu'on ne pense ordinairement d'observer dans un édifice la sévérité qu'exigent les préceptes de l'art, lorsqu'il s'agit de concilier la décoration [...] avec la distribution et la construction. »
Emil Kaufmann (1891-1953), le spécialiste de la période de transition qui suit le baroque, souligne que cette « reconnaissance » est à verser au crédit « du grand réveil du siècle des Lumières ». Vers la fin du xviiie siècle, l'enseignement de l'architecture se scindera même en ses trois composantes (décoration, distribution, construction) et Emmanuel Kant (1724-1804) avancera dans sa Critique de la faculté de juger (1790) que l'architecture n'est pas digne de contemplation esthétique parce qu'elle est entachée de ses finalités utilitaires. Désormais, cette dualité originelle devra être assumée par toute conception nouvelle de l'architecture, soit en basculant délibérément vers le beau ou vers l'utile, soit en cherchant à se maintenir sur une inconfortable ligne de crête.
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Écrit par
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