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NIETZSCHE FRIEDRICH (1844-1900)

Surmonter la métaphysique

Dès Humain, trop humain, Nietzsche, de son propre aveu, possédait la conscience la plus nette de sa tâche originale : « surmonter la métaphysique » (Überwindung der Metaphysik, XIV, 389) ; ou, selon le commentaire qu'il donne dans un texte tardif : « surmonter les philosophes, par l'annihilation du monde de l'être » (XVI, 85). Ayant patiemment repéré toutes les déterminations de l'« être » dans l'ontologie classique, Nietzsche dresse, contre la théorie de l'Idéal, une double machine de guerre destinée à la détruire : la critique d'exégèse et la critique généalogique.

La critique d'exégèse

Nietzsche s'applique d'abord à montrer que l'interprétation métaphysique constitue une falsification délibérée, et il reproche au métaphysicien de donner une lecture défectueuse du texte de la nature. « Halluciné des arrière-mondes », le métaphysicien ne déchiffre pas les phénomènes tels qu'ils sont, il les escamote sous des projections fantasmatiques. Il forge le concept de l'« être » par haine du devenir et de la vie. Or, puisque seule existe cette réalité que l'on s'acharne à disqualifier en la taxant de simple apparence, il faut conclure que la métaphysique n'est qu'une fabulation autour du néant. L'Idéal, c'est le néant érigé en idole. « L'homme cherche un principe au nom duquel il puisse mépriser l'homme ; il invente un autre monde pour pouvoir calomnier et salir ce monde-ci ; en fait, il ne saisit jamais que le néant et fait de ce néant un « Dieu », une « vérité », appelés à juger et à condamner cette existence-ci » (XV, 484).

Comment rendre compte de cette méprise ? Nietzsche avance l'explication suivante : les catégories logiques sont les instruments à l'aide desquels la vie organise et domine le monde de l'expérience, ce sont des valeurs au service des intérêts humains ; à ce titre, elles ne permettent d'acquérir aucune vérité absolue, leur signification est purement utilitaire. Mais c'est ce qu'a refusé de comprendre la métaphysique, scandalisée par l'obligation qui lui était faite, ainsi, de reconnaître un principe d'illusion à la racine de l'existence. Aussi la métaphysique s'est-elle empressée de transformer les catégories de la raison et les normes pratiques en prédicats transcendantaux de l'« être », de manière à construire un monde affranchi de ce détestable mensonge vital. Du même coup la valeur, fiction utile à la vie, a été pervertie par l'introduction intempestive d'une revendication morale et s'est changée en chimère oiseuse, en valeur « imaginaire ». La logique est une bonne illusion esthétique, si on la subordonne à la vie. Elle devient un poison mortel dès qu'on en fait un absolu.

La critique généalogique

La critique généalogique procède de la conviction qu'il est vain de réfuter les raisons qui étayent une philosophie, tant qu'on n'attaque pas ce qui, derrière les raisons, reflète la situation existentielle du philosophe. Puisque l'Idéal est une idole, on ne peut se contenter d'une critique spéculative, laissant intactes les motivations profondes de la métaphysique idéaliste. Aussi Nietzsche met-il au point une méthode nouvelle, qui consiste à demander, en présence d'un système de raisons : à quelle origine puise-t-il sa légitimité ? De quel type de vie est-il l'idéologie ?

Placée sous cet éclairage, l'ontologie morale se révèle n'être que l'idéologie contre nature (ideologische Unnatur) grâce à laquelle une forme de vie médiocre travaille à imposer sa domination universelle. Le philosophe, porte-parole de cette vie médiocre et faible, est démasqué : toutes ses argumentations ne traduisent que sa mauvaise foi[...]

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Écrit par

  • : agrégé de philosophie, docteur ès lettres, professeur à l'université de Rouen

Classification

Pour citer cet article

Jean GRANIER. NIETZSCHE FRIEDRICH (1844-1900) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Nietzsche - crédits : Ullstein Bild/ Ullstein Bild/ Getty Images

Nietzsche

Autres références

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    • 1 270 mots

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    C'est durant l'hiver 1880-1881 que Friedrich Nietzsche (1844-1900) mit au net le premier jet du manuscrit d'Aurore. Il avait d'abord songé à intituler son ouvrage Le Soc de charrue. Pensées sur les préjugés moraux. Le manuscrit fut achevé à la mi-mars 1881, grâce à l'aide de...

  • LE GAI SAVOIR, Friedrich Nietzsche - Fiche de lecture

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    • 810 mots

    Il s'agit certainement du livre le plus joyeux que Friedrich Nietzsche (1844-1900) ait écrit, même s'il garde les traces du long hiver de souffrances enduré. La vie semble retrouvée, réconciliée avec elle-même, la maladie surmontée. La période « voltairienne » et critique d'...

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