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CULTURE Culture et civilisation

En septembre 1914, accordant au ton de la propagande de guerre l'anathème jeté par Luther sur l'universalisme romain et renouvelé par Herder sur la philosophie des Lumières, Thomas Mann posait en principe, dans la Neue Rundschau, l'antagonisme de la « culture » allemande et de la « civilisation » française. « Civilisation et culture, expliquait-il, sont des contraires, ils constituent l'une des diverses manifestations de l'éternelle contrariété cosmique et du jeu opposé de l'Esprit et de la nature. Personne ne contestera que le Mexique au temps de sa découverte possédait une culture, mais personne ne prétendra qu'il était alors civilisé. La culture n'est assurément pas l'opposé de la barbarie. Bien souvent, elle n'est au contraire qu'une sauvagerie d'un grand style – et parmi les peuples de l'Antiquité, les seuls, peut-être, qui fussent civilisés étaient les Chinois. La culture est fermeture, style, forme, attitude, goût, elle est une certaine organisation du monde, et peu importe que tout cela puisse être aventureux, bouffon, sauvage, sanglant et terrifiant. La culture peut inclure des oracles, la magie, la pédérastie, des sacrifices humains, des cultes orgiastiques, l'inquisition, des autodafés, des danses rituelles, de la sorcellerie, et toute espèce de cruauté. La civilisation, de son côté, est raison, lumières, douceur, décence, scepticisme, détente, Esprit (Geist). Oui, l'Esprit est civil, bourgeois : il est l'ennemi juré des pulsions des passions, il est antidémoniaque, antihéroïque – et ce n'est qu'un semblant de paradoxe de dire qu'il est aussi antigénial. »

L'antinomie n'aurait-elle d'autre intérêt que d'illustrer la docilité de l'« intellectuel » aux exigences de la propagande nationale ? Remarquons que la formulation qu'en donnait Thomas Mann en 1914 se trouve recouvrir, quant au fond, celle que Renan développait à l'issue de la défaite de 1870, dans la Réforme intellectuelle et morale de la France : « J'étais au séminaire Saint-Sulpice vers 1843 quand je commençai à connaître l'Allemagne par Goethe et Herder. Je crus entrer dans un temple. »

Reste à savoir de quelle utilité peut être cette opposition axiologique pour l'investigation effective des phénomènes.

La pensée germanique, assumant la cultura mentis sous les espèces de la Kultur, désigne en effet, à partir de Herder, puis chez Humboldt, chez Burckhardt et chez Nietzsche, la tension des formes d'expression qui sont caractéristiques d'un peuple ; l'usage français, de son côté, a développé sous le chef de la civilisation la définition et l'analyse des conditions de réduction de l'état de violence. En manière d'exemple, comparons donc de ce point de vue deux types de contribution : celle de Burckhardt, dans ses Considérations sur l'histoire universelle, et celle de Guizot, dans sa Civilisation européenne.

Deux modèles : Burckhardt, Guizot

On sait qu'il existe, au regard de Burckhardt, trois « puissances » de l'histoire : l'État, la religion, la culture. L'État et la religion, qui sont l'expression d'un besoin politique et métaphysique, « prétendent avoir, au moins aux yeux d'un peuple, si ce n'est du monde entier, une valeur universelle ». Au contraire, écrit Burckhardt, « nous appelons culture (Kultur) la somme des activités de l'esprit qui ont lieu spontanément et ne prétendent pas à une valeur universelle ni à un caractère obligatoire. La culture modifie continuellement et désagrège les deux organismes stables de la vie, sauf lorsque ceux-ci l'ont assujettie entièrement et l'ont obligée à ne servir que leurs seuls desseins. Normalement, elle est la critique des deux autres facteurs, une montre qui indique l'heure à laquelle, dans[...]

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Écrit par

  • : professeur honoraire de philosophie à l'université de Paris-X-Nanterre

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Pour citer cet article

Pierre KAUFMANN. CULTURE - Culture et civilisation [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

Enluminure turque - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

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Autres références

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