PSYCHANALYSE & PEINTURE

On peut examiner le rapport de la psychanalyse avec l'art de bien des façons qui toutes peuvent se recommander de Freud. Plutôt que d'entreprendre à nouveau un recensement, mieux fait par d'autres (P. Kaufmann, 1971 ; J.-F. Lyotard, 1969 ; S. Kofman, 1970), de cet éventail, on préfère ici proposer une problématique un peu différente, en partant d'une remarque mineure en apparence : même s'il ne s'agit pas tout bonnement d'appliquer un supposé savoir psychanalytique sur une œuvre et de fournir un diagnostic de celle-ci ou de son auteur, même si l'on s'attache à construire un à un tous les linéaments par lesquels elle est reliée au désir de l'écrivain ou du peintre, plus encore : même si l'on situe au cœur de l'activité créatrice un espace émotionnel ouvert par le manque originaire de réponse à la demande du sujet (Kaufmann, 1967), il reste que la relation épistémologique de la psychanalyse avec l'œuvre est constituée dans tous les cas de façon unilatérale, la première étant la méthode qui s'applique à la seconde prise comme objet. Réintroduirait-on la dimension du transfert dans la conception de la production artistique qu'on ne restituerait pas pour autant la portée inventive et critique de la forme même de l'œuvre (Ehrenzweig). La résistance des esthéticiens, historiens de l'art, artistes à une telle distribution des rôles procède sans doute de ce que soit placée en position d'objet passif une œuvre dont ils connaissent, à des titres divers, le pouvoir actif de produire des sens nouveaux. Il est intéressant de renverser le rapport, d'examiner si cette activité inaugurale et critique ne pourrait pas à son tour s'appliquer à l'objet « psychanalyse » pris comme une œuvre. En l'interrogeant de cette manière, on découvrira bientôt, dans le noyau de la conception freudienne de l'art, une disparité étonnante de statut entre les deux arts qui en forment les pôles de référence, la tragédie et la peinture. Si la force de produire des objets qui n'accomplissent pas seulement le désir, mais dans lesquels celui-ci se trouve réfléchi ou renversé, la force libidinale critique, est tacitement accordée à la première, elle est refusée proprement à la seconde.

Jean Starobinski (1967) a montré de quelle façon les figures tragiques d'Œdipe et d'Hamlet, qui sont des objets privilégiés de la réflexion freudienne, valent en outre et surtout comme des opérateurs pour l'élaboration de la théorie. S'il n'y a pas de livre ni même d'article de Freud sur Œdipe ou a fortiori sur Hamlet, c'est que la figure du fils du roi mort joue pour l'inconscient (au moins épistémologique) de Freud le rôle d'une sorte de crible ou de grille qui, appliquée au discours de l'analyse, va lui permettre d'entendre ce qu'il ne dit pas, de regrouper des fragments de sens disparates, épars dans le matériel. La scène tragique est le lieu auquel est rapportée la scène psychanalytique aux fins d'interprétation et de construction. L'art est ici ce dans quoi la psychanalyse puise ses moyens de travailler et de comprendre. Il est clair qu'une telle relation n'a été possible et n'a chance d'être féconde que si l'art, la tragédie offre, sinon une analyse déjà, du moins une représentation privilégiée de ce dont il est question dans l'analyse, le désir du sujet dans son rapport avec la castration (A. Green). Tel est en effet le cas de la tragédie, grecque ou shakespearienne ; et tel encore celui d'une œuvre plastique comme le Moïse de Michel-Ange. Jacques Lacan fait un usage semblable de la nouvelle d'Edgar Poe, The Purloined Letter (La Lettre volée), pour construire sa thèse de l'inconscient analogue à un langage.

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Si l'on se tourne vers la peinture, on observera qu'elle occupe, dans la pensée de Freud et dans la théorie psychanalytique en général, une position bien différente. Les références à l'objet pictural sont très nombreuses dans les écrits, du début à la fin de l'œuvre ; un essai tout entier (Freud, 1910) lui est consacré ; mais surtout, la théorie du rêve et du fantasme, voie d'accès majeure à la théorie du désir, est construite autour d'une esthétique latente de l'objet plastique. L'intuition centrale de cette esthétique est que le tableau, au même titre que la « scène » onirique, représente un objet, une situation absents, qu'il ouvre un espace scénique dans lequel, à défaut des choses mêmes, leurs représentants du moins peuvent être donnés à voir, et qui a la capacité d'accueillir et de loger les produits du désir s'accomplissant. Comme le rêve, l'objet pictural est pensé selon la fonction de représentation hallucinatoire et de leurre. Se saisir de cet objet avec des mots qui le décrivent et qui vont servir à en comprendre le sens, ce sera pour Freud le « dissiper », tout comme en convertissant l'image onirique ou le fantasme hystérique en discours on conduit la signification vers sa localité naturelle, celle des mots et de la raison, et l'on rejette le voile de représentations, d'alibis derrière lequel elle se cachait (Freud, 1895, 1900).

La peinture et l'illusion

Cette assignation de l'œuvre plastique, en tant que muette et visible, à résider dans la région de l'accomplissement imaginaire du désir, on la retrouve au cœur de l'analyse freudienne de la fonction de l'art. Freud distingue en effet deux composants dans le plaisir esthétique : un plaisir proprement libidinal qui provient du contenu même de l'œuvre, pour autant que celle-ci nous permet, par identification au personnage, d'accomplir « notre » désir en accomplissant « son » destin ; mais aussi, et pour ainsi dire au préalable, plaisir procuré par la forme ou la position de l'œuvre qui s'offre à la perception non pas comme un objet réel, mais comme une sorte de jouet, d'objet intermédiaire à propos duquel sont autorisées des conduites et des pensées dont il est admis que le sujet n'aura pas à rendre compte. Cette fonction de détournement par rapport à la réalité et à la censure, Freud l'intitule « prime de séduction » (Freud, 1908) : en situation esthétique comme dans le sommeil, une partie de l' énergie de contre-investissement, employée à refouler la libido, est libérée et restituée, sous forme d'énergie libre, à l'inconscient, qui va pouvoir produire les figures du rêve ou de l'art ; ici comme là, c'est le rejet de tout critère réaliste qui permet à l'énergie de se décharger de façon régressive, sous la forme de scènes hallucinatoires. L'œuvre nous offre donc une prime de séduction en ceci qu'elle nous promet, de par son seul statut artistique, la levée des barrières de refoulement (Freud, 1911). On voit qu'une telle analyse de l'effet esthétique tend à l'identifier à un effet de narcose. L'essentiel y est la réalisation de la déréalité qu'est le fantasme. Du point de vue proprement formel, cette hypothèse a pour contrepartie deux attitudes. D'abord, elle conduit à privilégier le sujet (le motif) dans la peinture ; l'écran plastique sera pensé conformément à la fonction représentative, comme un support transparent derrière lequel se déroule une scène inaccessible. Et, d'autre part, elle invite à rechercher, cachée sous l'objet représenté (par exemple, le groupe de la Vierge, de sa mère et de son fils dans une œuvre de Vinci ; Freud, 1910), une forme (la silhouette d'un vautour) supposée déterminante dans la fantasmatique du peintre. Du même coup, se trouve éliminée du champ d'application de la psychanalyse toute peinture non représentative, et de la méthode toute lecture de l'œuvre qui ne se soucie pas d'abord d'y repérer le discours de l'inconscient du peintre, serait-il fait de silhouettes fantasmatiques. A fortiori, il faudrait renoncer à saisir, avec les seules catégories de cette esthétique, une œuvre de peinture où serait précisément critiquée par des moyens plastiques la « position esthétique » dont Freud pensait qu'elle avait une valeur narcotique pour la censure. Or, il n'est pas excessif de penser que tout ce qui importe en peinture à partir de Cézanne, bien loin de favoriser l'endormissement de la conscience et l'accomplissement du désir inconscient de l'amateur, vise au contraire à produire sur le support des sortes d'analoga de l' espace inconscient lui-même, qui ne peuvent susciter que l'inquiétude et la révolte. Et comment rendre compte, dans cette même perspective, des tentatives faites de toutes parts aujourd'hui par les peintres, mais aussi par les hommes de théâtre ou par les musiciens pour faire sortir l'œuvre du « lieu neutralisé » (l'édifice culturel : musée, théâtre, salle de concert, conservatoire) où l'institution la relègue ? Est-ce qu'elles ne visent pas la destruction, sur l'œuvre et sur sa position, de ce privilège d'irréalité qui, selon Freud, lui conférait le pouvoir de séduction ? Il est clair que l'on a aujourd'hui une situation de l'œuvre qui ne paraît plus guère satisfaire aux conditions relevées par l'esthétique explicite de Freud : l'œuvre déréalise la réalité bien plus qu'elle ne vise à réaliser, dans un espace imaginaire, les déréalités du fantasme.

On pourrait tirer de ces quelques remarques le sentiment que, somme toute, si les analyses de Freud en matière d'art plastique paraissent inapplicables aujourd'hui, c'est que la peinture est devenue profondément différente : après tout, dira-t-on, celui qui a inauguré la révolution psychanalytique n'avait pas mission d'anticiper la révolution picturale. C'est oublier que cette dernière a commencé sous ses yeux et que, entre les premiers écrits (1895) et les tout derniers (1938), durant une petite moitié de siècle, non seulement la peinture a changé de sujet, de manière, de problème, mais l'espace pictural « monté » par les hommes du Quattrocento est tombé en ruine, et avec lui la fonction de la peinture qui était au centre de la conception freudienne et y est restée, la fonction de représentation. Que Freud n'ait pas eu d'yeux pour ce renversement critique de l'activité picturale, pour ce véritable déplacement du désir de peindre, qu'il s'en soit tenu à une position exclusive de ce désir, celle de la scénographie « à l'italienne » au xixe siècle, cela ne peut qu'étonner, alors que le travail critique commencé par Cézanne, continué ou repris en tous sens par Delaunay et Klee, par les cubistes, par Malevitch et Kandinsky, attestait qu'il ne s'agissait plus du tout de produire une illusion fantasmatique de profondeur sur un écran traité comme une vitre, mais au contraire de faire voir les propriétés plastiques (lignes, points, surfaces, valeurs, couleurs) dont la représentation ne se sert que pour les effacer ; qu'il ne s'agissait donc plus d'accomplir le désir en le leurrant, mais de le décevoir méthodiquement en exhibant sa machinerie. Ignorance d'autant plus surprenante chez Freud que ce renversement de la fonction picturale était à bien des égards parent du retournement de la fonction de conscience par l'analyse freudienne elle-même, l'un et l'autre s'inscrivant comme effets de surface d'un vaste bouleversement souterrain qui portait (et porte encore) atteinte aux couches d'appui de l'édifice social et culturel occidental. Car ce qui est en question à partir des années 1880 à travers des secousses échelonnées selon la nature du champ intéressé, c'est la position même du désir de l'Occident moderne, c'est la façon dont les objets, mots, images, biens, pensées, travaux, femmes et hommes, naissances et morts, maladies, guerres, entrent en circulation dans la société et y sont échangés. S'il fallait situer en quelques mots cette transposition du désir anonyme qui soutient l'institution en général et la rend acceptable, on dirait grosso modo qu'auparavant ce désir s'accomplissait dans un régime des échanges qui imposait à l'objet une valeur symbolique tout comme l'inconscient du névrotique produit et met en relation des représentants de l'objet refoulé selon une organisation symbolique d'origine œdipienne ; tandis que, à partir de la mutation dont nous parlons (et dont l'effet le mieux étudié l'a été par Marx sur le champ économique), la production et la circulation des objets cessent d'être réglées par référence à des valeurs symboliques, et d'être imputées à un donateur mystérieux, mais obéissent à la seule logique interne au système, un peu comme les formations de la schizophrénie paraissent échapper à la régularisation que la névrose doit à la structure œdipienne et n'obéir à plus rien qu'à l'effervescence « libre » de l'énergie psychique. C'est une hypothèse recevable que l'événement « Freud » procède d'une telle mutation dans l'ordre de la représentation discursive et que, dans celui de la représentation plastique et particulièrement picturale, son analogue soit l'événement «   Cézanne ». Il resterait à comprendre les motifs ou modalités de l'ignorance du second par le premier ; et, condition pour y parvenir, il faudrait d'abord montrer en quoi l'œuvre de Cézanne atteste la présence d'un tel déplacement dans la position du désir, ici du désir de peindre, et par conséquent dans la fonction même de la peinture. Examinons un peu sous cet angle le parcours que trace cette œuvre, et l'élément dans lequel il s'inscrit.

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  • : professeur au département de philosophie et à l'Institut polytechnique de philosophie de l'université de Paris-VIII, membre du Collège international de philosophie

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