RABINOW PAUL (1944-2021)
Paul Rabinow a renouvelé l’anthropologie culturelle américaine par son intérêt pour les formes de savoir et de pouvoir, inspiré notamment par les figures de Michel Foucault, Max Weber et John Dewey.
Né le 21 juin 1944 à New York, Paul Rabinow fut l’élève de Clifford Geertz, qui développait à l’université de Chicago une anthropologie interprétative. Le jeune homme fait une première étude de terrain au Maroc en 1966, et suit les cours de Claude Lévi-Strauss à Paris. Cette double formation le conduit à s’écarter des notions de culture et de symbole pour décrire les formes de pouvoir charismatique dans un petit village cultivant le souvenir d’un saint local. Un ethnologue au Maroc : réflexions sur une enquête de terrain, publié en 1977 et traduit en français en 1988 avec une préface de Pierre Bourdieu, est salué comme une contribution à l’anthropologie réflexive, interrogeant les représentations à travers lesquelles l’ethnologue donne sa cohérence à une société. Rabinow participe en 1984 à l’ouvrage collectif Writing Culture (dirigé par James Clifford et George Marcus) qui met en question les formes classiques de l’écriture ethnographique.
C’est à l’université de Berkeley (Californie), où Paul Rabinow enseigne l’anthropologie à partir de 1978, qu’il rencontre Michel Foucault. Il rédige avec Hubert Dreyfus le premier livre consacré au philosophe français : Michel Foucault, un parcours philosophique (1983 ; trad. fr. 1984). Cette rencontre oriente Rabinow vers une histoire de l’urbanisme français à partir de ses formes coloniales, comprises comme des techniques de gouvernement. Son livre intitulé French Modern (1989) décrit des réformistes sociaux qui, du second Empire à l’entre-deux-guerres, inventent de nouvelles normes de l’environnement dans les colonies considérées comme des laboratoires de la modernité.
Au début des années 1990, Rabinow découvre en Californie le monde des biotechnologies, à travers son amitié avec Tom White, qui l’introduit dans la start-up Cetus Corporation. Il étudie la mise en place de la technique PCR (polymerasechainreaction), inventée par le biochimiste Kary Mullis au cours des années 1980. Cette méthode d’amplification de l’ADN qui rend possible le séquençage des génomes des organismes est décrite par Rabinow à travers la métaphore lévi-straussienne du bricolage : il s’agit de détourner de son usage premier un matériau donné par un « mouvement incident » qui introduit un événement dans une structure. Rabinow étudie aussi à l’économie des start-up de biotechnologies, qui reconvertit en valeurs financières l’éthique « libérale » des chercheurs californiens (Making PCR. AStudy of Biotechnology, 1996).
Il s’intéresse ensuite en France à un rapport différent entre la science, l’argent et la morale dont il rend compte dans un livre intitulé de façon provocatrice French DNA (1999 ; trad. franç. 2000). Il suit le projet de cartographie du génome humain mené en France par le généticien Daniel Cohen à partir de sa collaboration avec l’Association française contre les myopathies, et relate les obstacles que celui-ci rencontre du fait des tentatives de patrimonialisation du génome par le Comité consultatif national d’éthique. Rabinow qualifie de « pression purgatoriale » la façon dont une invention biotechnologique portant sur des parties de chromosomes est qualifiée moralement par des acteurs en charge de « produire du sacré dans un langage laïque ». L’étude du projet Génome humain qu’il mène au même moment avec l’anthropologue Gísli Pálsson en Islande le conduit à comparer des « paysages moraux » où le matériel biologique circule en prenant des valeurs différentes.
Après les attentats du 11 septembre 2001, Paul Rabinow étudie les normes de biosécurité qui encadrent de plus en plus le travail des biotechnologies. Il s’intéresse en particulier, dans un article séminal publié avec Stephen Collier et Andrew Lakoff en 2004 dans AnthropologyToday, aux techniques de préparation aux catastrophes qui se diffusent à la fin de la guerre froide. Il propose d’en faire une généalogie pour comprendre comment elles conduisent les experts à anticiper le futur par l’imagination de vulnérabilités dans les infrastructures vitales. Rabinow intègre le Centre de recherche en génie de la biologie synthétique de l’université de Berkeley (SynBERC) auquel il cherche à donner une forme éthique. Mais cette collaboration ‒ une méthode qu’il défend dans chacune de ses études de cas ‒ échoue, comme il le raconte dans Demands of the Day en 2013, avec Anthony Stavrianakis.
Dans une série d’ouvrages expérimentaux (Anthropos Today en 2003, Marking Time en 2008, The Accompanimenten 2011), Rabinow interroge les formes que doit prendre l’anthropologie lorsque ses terrains se transforment sous l’effet de la modernité. Critiquant la recherche de l’ethnos, il définit sa discipline comme une étude des discours sur l’humain (anthropo-logos) à partir de la circulation des formes de vie, de travail et de langage. C’est une anthropologie de la rationalité contemporaine motivée par la curiosité, c’est-à-dire par un mélange de soin, d’attention et de désir de savoir. Paul Rabinow reprend à Michel Foucault la notion de problématisation pour décrire comment des formes de vie émergentes entrent dans des appareils de pouvoir déjà constitués et viennent composer des assemblages provisoires. La logique de l’enquête, dans le sillage des analyses de John Dewey, stabilise ces formes dans des concepts.
Paul Rabinow a aussi commenté le travail d’artistes inventeurs de nouvelles formes, tels que Gerhard Richter, Paul Klee ou Albrecht Dürer. Il est mort le 6 avril 2021 à Berkeley.
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Écrit par
- Frédéric KECK : directeur de recherche CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale
Classification
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