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SARRAUTE NATHALIE (1900-1999)

« Des mouvements qui émergeaient de la brume »

Les cinq années nécessaires à la rédaction de Tropismes semblent témoigner de la difficulté de l'entreprise. Il s'agissait de transcrire les impressions produites par des mouvements intérieurs, infimes et fugitifs, des affleurements incessants d'impulsions, de réactions, qui forment, aux limites mêmes de la conscience, la trame invisible de l'existence. Ces mouvements élémentaires, qui ne portent aucun nom et que Nathalie Sarraute baptisera d'un terme emprunté à la biologie, sont à l'origine de nos faits et gestes, de nos sentiments et de nos paroles. Antérieurs donc à tout langage, ils se développent dans ces régions « marécageuses et obscures » où l'écriture tentera de les rejoindre pour en exprimer la nature trouble et familière.

Le travail romanesque sera donc neuf en plusieurs sens. D'abord par l'objet poursuivi, ces « tropismes » qui ne se découvrent qu'au-delà des apparences et qui contraignent l'écrivain à déployer la vigilance d'un guetteur. Le but n'est pourtant pas d'approfondir grâce à eux l'analyse de certains caractères, de ces figures traditionnelles du roman que sont le jaloux, l'ambitieux ou l'amoureux. Ce malentendu ne peut qu'être le fait d'une lecture superficielle. Dans Portrait d'un inconnu (1948), sous le regard d'un narrateur obsédé par le couple formé par un vieil homme et sa fille, semblent se constituer des types familiers, l'avare égoïste, la fille sacrifiée. « Est-ce de la psychologie ? » À cette question posée par Sartre dans la Préface qu'il écrivit en 1947 pour cet « anti-roman » peut répondre le premier article de L'Ère du soupçon, « De Dostoïevski à Kafka », paru en 1947 dans Les Temps modernes : l'écrivain doit-il vraiment choisir entre un « roman psychologique », issu du maître russe, et un courant plus « moderne », celui du « roman métaphysique » ? Dans celui-ci apparaîtrait l'homme absurde du xxe siècle, l'individu absent à lui-même et si réduit à ses seules apparences qu'il ne peut qu'être l'objet d'une description extérieure. S'il n'y a rien derrière cette surface, le roman doit renoncer à l'investigation psychologique comme à un instrument démodé.

Pourtant, l'alternative n'est pas fondée et l'écrivain l'abandonne dès lors que se pose de façon radicale la question de savoir ce qu'il poursuit par le langage de la fiction. Pour Nathalie Sarraute, d'un romancier à l'autre le but est toujours le même : c'est la mise au jour d'« états inexplorés », d'« états baladeurs », communs à tous les hommes, si instables et si universels que le « personnage », qui n'en est au fond que le simple support, peut disparaître. Il faut donc renoncer au débat sur la nature psychologique du roman, ou modifier le sens de l'expression. Ce n'est pas sur le caractère d'un personnage que porte l'investigation soupçonneuse et passionnée d'un observateur, narrateur ou romancier, mais sur ces remous, ces fluctuations, ces tourbillons anonymes qui se dissimulent derrière la familiarité rassurante d'un « type ». Le caractère n'est pas cerné par le récit à force de pénétration, au contraire, il est dissous, désintégré, et le récit montre, derrière le bloc figé des apparences, l'informe, le non-nommé, le grouillement vivant, la matière secrète et vagabonde de toute existence.

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Pour citer cet article

Marianne ALPHANT. SARRAUTE NATHALIE (1900-1999) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Nathalie Sarraute - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Nathalie Sarraute

Autres références

  • ENFANCE, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 451 mots

    Enfance est un texte autobiographique de Nathalie Sarraute (1900-1999) paru en 1983. L'auteure, dont le premier livre, Tropismes (1939), est passé complètement inaperçu, a rencontré tardivement le succès. Elle se fait d'abord connaître par un ouvrage critique, L'Ère du soupçon...

  • L'ÈRE DU SOUPÇON, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 060 mots

    L'Ère du soupçon est un recueil de quatre articles publiés par Nathalie Sarraute (1900-1999) entre 1947 et 1956, année de sa parution aux éditions Gallimard. Cet essai, contemporain des débuts de ce qu'on nommera plus tard la « nouvelle critique » (représentée par Roland Barthes...

  • POUR UN OUI OU POUR UN NON (mise en scène J. Lassalle)

    • Écrit par David LESCOT
    • 1 060 mots

    Signe d'une volonté de remettre le texte, l'intime et l'infime au centre de la représentation théâtrale, aux antipodes du spectaculaire, la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, a fait l'objet de deux mises en scène différentes à l'automne 1998. Simone Benmussa...

  • TROPISMES, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par Aliette ARMEL
    • 1 055 mots
    • 1 média

    Lorsqu'en 1939 paraît chez Robert Denoël un livre intitulé Tropismes, en référence à la biologie scientifique, personne ne le remarque, sauf deux écrivains : Max Jacob et Jean-Paul Sartre. C'est le premier ouvrage de Nathalie Sarraute, auteur de trente-neuf ans. Elle pense qu'on « ne doit...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

    • Écrit par Dominique RABATÉ
    • 7 278 mots
    • 13 médias
    ...La Modification (1957) sous le mode du « vous », racontant un trajet entre Paris et Rome qui aboutira à l’annulation de son motif initial. Chez Nathalie Sarraute (1900-1999), c’est le déploiement des sous-conversations qui changent profondément le mode de présentation des personnages, traversés...
  • NOUVEAU ROMAN. CORRESPONDANCE 1946-1999 (ouvrage collectif) - Fiche de lecture

    • Écrit par Christine GENIN
    • 1 243 mots
    Il faut attendre mars 1957 pour qu’entrent en scène les quatre autres membres du septuor, la doyenne Nathalie Sarraute (1900-1999), Claude Simon (1913-2005), Claude Mauriac (1914-1996) et Michel Butor (1926-2016), le benjamin. Bernard Dort est le premier à employer l’expression « nouveau roman »...
  • PORTRAIT, genre littéraire

    • Écrit par Bernard CROQUETTE
    • 1 000 mots
    • 1 média

    Montaigne demandait pourquoi il n'était pas loisible « à un chacun de se peindre de la plume » comme tel personnage dont il cite l'exemple « se peignait d'un crayon ». Le développement du portrait littéraire (dont les Essais sont justement l'une des premières manifestations...

  • RÉALISME (art et littérature)

    • Écrit par Gerald M. ACKERMAN, Henri MITTERAND
    • 6 499 mots
    • 4 médias
    ...avec l'esthétique réaliste, on a pu, à propos de Robbe-Grillet, Michel Butor ou Claude Simon, parler d'une « école du regard » (R. Barthes). Nathalie Sarraute, dans L'Ère du soupçon, critique « le vieux roman », mais c'est parce que les personnages de celui-ci ne parviennent plus à contenir...

Voir aussi