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SARRAUTE NATHALIE (1900-1999)

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« Quelque chose d'anodin, de familier au possible »

Fragments de phrases, rires, intonations, clichés, rumeurs, exclamations, silences : ce sont eux qui vont bientôt constituer l'univers du roman et celui du théâtre. Entre la vie et la mort (1968) essaie d'explorer le travail même d'un écrivain, cette relation difficile qu'il entretient avec les mots et avec la société ; Vous les entendez ? (1972), les perturbations profondes provoquées par un certain rire ; Disent les imbéciles (1976), l'influence de la construction factice de personnages sur la liberté de pensée. Partout le langage s'interroge sur son propre pouvoir, sur cette parole qui est « l'arme quotidienne, insidieuse et efficace, d'innombrables petits crimes ».

Dans l'œuvre écrite pour la scène, la recherche est identique. Nathalie Sarraute vient au théâtre en 1965, à la suite d'une commande de la radio allemande de Stuttgart. Ce seront Le Silence puis Le Mensonge, créés deux ans plus tard au théâtre de France dans une mise en scène de J.-L. Barrault. Les autres textes qui suivront manifestent souvent, par leur titre même (Isma, C'est beau, Pour un oui ou pour un non) que le rôle principal est joué par un mot, par quelques mots, par une façon de les prononcer. Par ses tics, ses accents, ses réticences ou ses banalités, la parole est porteuse de drames qui se déclenchent à la première occasion. Il suffit d'un silence, d'un changement d'intonation pour qu'affleure cette « sous-conversation » qui se dissimule sous le bavardage. Par là se manifeste la force d'une écriture théâtrale qui tire d'elle-même, c'est-à-dire du dialogue et de ses ratés, les moments d'une action dramatique.

Si menaçant, trouble, explosif que soit ce pouvoir du langage, il semble pourtant, et l'œuvre en témoigne, qu'il soit aussi le moyen de combattre ses propres méfaits. Les mots, dont l'assemblage patient et nouveau tâchait de traduire cette « part d'innommé » que poursuit l'écrivain, sont aussi capables de combattre leur propre usure, leur lourdeur, leur tendance à pétrifier ce qui est vivant. L'Usage de la parole (1980) prend pour objet ces réactions imperceptibles produites en nous par les expressions les plus courantes : « À très bientôt », « Et pourquoi pas ? », « Je ne comprends pas ». C'est cet usage général, irresponsable et meurtrier de la parole que l'œuvre n'a cessé de dénoncer, soulevant « la plaque de ciment » des conventions et des clichés, tâchant de cerner l'innommé, de déjouer les pièges de ce langage qui nous constitue.

Dans la déconstruction des formes traditionnelles du roman, Nathalie Sarraute rejoignait les préoccupations du groupe du Nouveau Roman. De toutes parts, cependant, son travail affirme sa singularité. Ce que semble chercher l'écriture, à travers les fragments d'un univers que les conventions ont cessé de souder, c'est l'épreuve de son propre pouvoir, la possibilité d'un usage vigilant, peut-être d'une innocence de la parole. Mais c'est aussi, depuis l'origine, la mise au jour de ces espaces intérieurs vers lesquels l'œuvre, patiemment, solitairement, ne cesse, livre après livre, de s'avancer à tâtons.

— Marianne ALPHANT

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Pour citer cet article

Marianne ALPHANT. SARRAUTE NATHALIE (1900-1999) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Article mis en ligne le et modifié le 30/04/2024

Média

Nathalie Sarraute - crédits : Louis Monier/ Gamma-Rapho/ Getty Images

Nathalie Sarraute

Autres références

  • ENFANCE, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 451 mots

    Enfance est un texte autobiographique de Nathalie Sarraute (1900-1999) paru en 1983. L'auteure, dont le premier livre, Tropismes (1939), est passé complètement inaperçu, a rencontré tardivement le succès. Elle se fait d'abord connaître par un ouvrage critique, L'Ère du soupçon...

  • L'ÈRE DU SOUPÇON, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 060 mots

    L'Ère du soupçon est un recueil de quatre articles publiés par Nathalie Sarraute (1900-1999) entre 1947 et 1956, année de sa parution aux éditions Gallimard. Cet essai, contemporain des débuts de ce qu'on nommera plus tard la « nouvelle critique » (représentée par Roland Barthes...

  • POUR UN OUI OU POUR UN NON (mise en scène J. Lassalle)

    • Écrit par
    • 1 060 mots

    Signe d'une volonté de remettre le texte, l'intime et l'infime au centre de la représentation théâtrale, aux antipodes du spectaculaire, la pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui ou pour un non, a fait l'objet de deux mises en scène différentes à l'automne 1998. Simone Benmussa...

  • POUR UN OUI OU POUR UN NON (N. Sarraute) - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 278 mots
    • 1 média

    Pour un oui ou pour un non est une pièce de théâtre de Nathalie Sarraute (1900-1999). Créée pour la radio en décembre 1981, publiée en 1982 aux éditions Gallimard, elle ne sera montée pour la première fois qu'en 1985, en anglais, à New York, et créée en français l'année suivante, au théâtre du Rond-Point...

  • TROPISMES, Nathalie Sarraute - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 1 055 mots
    • 1 média

    Lorsqu'en 1939 paraît chez Robert Denoël un livre intitulé Tropismes, en référence à la biologie scientifique, personne ne le remarque, sauf deux écrivains : Max Jacob et Jean-Paul Sartre. C'est le premier ouvrage de Nathalie Sarraute, auteur de trente-neuf ans. Elle pense qu'on « ne doit...

  • LITTÉRATURE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE

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    • 13 médias
    ...La Modification (1957) sous le mode du « vous », racontant un trajet entre Paris et Rome qui aboutira à l’annulation de son motif initial. Chez Nathalie Sarraute (1900-1999), c’est le déploiement des sous-conversations qui changent profondément le mode de présentation des personnages, traversés...
  • NOUVEAU ROMAN. CORRESPONDANCE 1946-1999 (ouvrage collectif) - Fiche de lecture

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    • 1 243 mots
    Il faut attendre mars 1957 pour qu’entrent en scène les quatre autres membres du septuor, la doyenne Nathalie Sarraute (1900-1999), Claude Simon (1913-2005), Claude Mauriac (1914-1996) et Michel Butor (1926-2016), le benjamin. Bernard Dort est le premier à employer l’expression « nouveau roman »...
  • PORTRAIT, genre littéraire

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    Montaigne demandait pourquoi il n'était pas loisible « à un chacun de se peindre de la plume » comme tel personnage dont il cite l'exemple « se peignait d'un crayon ». Le développement du portrait littéraire (dont les Essais sont justement l'une des premières manifestations...

  • RÉALISME (art et littérature)

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    ...avec l'esthétique réaliste, on a pu, à propos de Robbe-Grillet, Michel Butor ou Claude Simon, parler d'une « école du regard » (R. Barthes). Nathalie Sarraute, dans L'Ère du soupçon, critique « le vieux roman », mais c'est parce que les personnages de celui-ci ne parviennent plus à contenir...