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BUTOR MICHEL (1926-2016)

À la frontière

L'intention de Michel Butor de faire de l'espace romanesque le lieu de résolution du conflit entre l'écriture poétique et la réflexion philosophique mettait déjà en cause la notion de genre, et valorisait les interactions. La critique et la fiction entretiennent des rapports plus étroits que ne le disent les histoires littéraires. La fiction réfléchit son système et donne à lire sa construction. L'usage quasi systématique de ce qu'André Gide avait nommé la «  mise en abyme », c'est-à-dire la répétition dans le récit de son motif, sera un des traits caractéristiques du roman contemporain. Il n'est pas la seule façon d'inscrire la critique dans le récit : il y a l'entrelacement des voix multiples, les commentaires de narrateur, le jeu des citations. Toute œuvre élabore une pédagogie de la lecture et compose une figure du lecteur. De façon complémentaire, la critique ne peut se développer sans faire appel à l'imagination. Construisant un texte second à partir du texte premier, elle se livre à un travail d'élaboration à quoi participe le jeu des hypothèses et des conjectures tout autant que le savoir. Michel Butor a analysé ces rapports dans La Critique et l'invention (Répertoire III, 1968).

Les genres littéraires, qui sont classés dans les anthologies (avec des filiations, des sous-espèces), sont ici mis en cause. L'utilisation chez Butor des règles d'un genre littéraire pour faire travailler un autre genre, l'introduction par exemple des modes propres à la poésie dans le récit de voyage, a d'abord pour but de contester notre usage routinier de cadres de pensée. Elle nous fait percevoir ce qu'il y a d'hétérogène en un objet que nous réduisons à l'homogène. Cette façon de modifier les règles établies d'un genre – en l'occurrence le récit de voyage – apparaît dans toute sa clarté avec Mobile (1962). Ce volume, bientôt suivi de Description de San Marco (1963), de 6 810 000 Litres d'eau par seconde (1965), de Boomerang (1978), allait modifier la présentation matérielle du livre et, par là, refonder les principes de la lecture. À la disposition linéaire du texte (qui associe la notion de révélation d'un sens à la durée de lecture), Michel Butor substituait une page-tableau, où étaient proposés différents trajets de lecture signifiés par le jeu des marges, les divers corps typographiques, ou la couleur des feuillets du livre dans Boomerang.

Le caractère polyphonique de tout écrit oblige à considérer qu'en un texte se chevauchent des textes différents, stratifiés. Quelle que soit la page considérée, des mots insistent à notre égard par leur forme ou par leur son ; cet aspect de notre contact premier avec la page est régi avec soin tout au long de l'ouvrage de façon à nous rendre sensibles non seulement aux timbres et aux tempos des voix, mais également à l'espace où elles se déploient. En confrontant des modes d'écriture auxquels habituellement un champ particulier est attribué, l'écrivain vise à abolir les cloisonnements, à restaurer un libre jeu des formes afin de rendre efficace la notion, butorienne, d'interdépendance. L'espace planétaire (la série du Génie du lieu explore différents lieux de pensée), l'espace du savoir (c'est le rôle des Répertoires, puis celui des Improvisations, 1989-2014), l'espace du langage (multipliant la confrontation des langues étrangères dans Illustrations et variant, dans Avant-goût, les possibilités d'écriture) sont explorés. D'autres domaines, restés en friche dans la littérature, sont systématiquement prospectés : le genre du récit de rêve produit les cinq volumes de Matière de rêves (1975-1985); les préfaces aux catalogues de peintres s'organisent en cinq volumes d'Illustrations[...]

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Écrit par

  • : écrivain, professeur honoraire à la faculté des lettres de Fribourg (Suisse)

Classification

Pour citer cet article

Jean ROUDAUT. BUTOR MICHEL (1926-2016) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Michel Butor - crédits : Ulf Andersen/ Aurimages

Michel Butor

Autres références

  • IMPROVISATIONS SUR BALZAC (M. Butor)

    • Écrit par Alain CLERVAL
    • 1 010 mots

    Il n'existe pas de solution de continuité entre l'œuvre poétique, la fiction et l'étude critique dans l'œuvre de Michel Butor. Sa démarche s'inspire toujours de la volonté d'inscrire son propos, d'ordre narratif ou poétique, dans un cadre précisément délimité. Une géométrie...

  • MOBILE, Michel Butor - Fiche de lecture

    • Écrit par Guy BELZANE
    • 1 109 mots
    • 1 média

    Lorsqu'il publie Mobile en 1962 chez Gallimard, dans une collection blanche redimensionnée pour l'occasion dans un grand format presque carré, Michel Butor est pour ainsi dire un auteur à succès. En dépit ou peut-être en raison des polémiques qu'il a suscitées, le « nouveau roman » a fini...

  • LA MODIFICATION, Michel Butor - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean-Didier WAGNEUR
    • 1 196 mots
    • 1 média

    Troisième roman de Michel Butor, La Modification a obtenu le prix Théophraste Renaudot en 1957. Cette distinction faisait suite au prix Fénéon et au prix des critiques qui avaient été attribués à deux romans d'Alain Robbe-Grillet, respectivement Les Gommes en 1954 et Le Voyeur en 1955....

  • ALCHIMIE

    • Écrit par René ALLEAU, Universalis
    • 13 642 mots
    • 2 médias
    Dans une étude publiée par la revue Critique, en 1953, Michel Butor a analysé avec beaucoup de clarté les problèmes posés par l'alchimie et son langage : « Tant qu'une transmission orale était la règle, écrit-il, ces livres ont pu être des sortes d'aide-mémoire, chiffrés de façon très simple. Pour...
  • ROMANTISME

    • Écrit par Henri PEYRE, Henri ZERNER
    • 22 170 mots
    • 24 médias
    ...autres appellations [...]. Quand on s'est débarrassé du romantisme, on est tombé généralement dans une désolante platitude » (Le Gant de crin, 1927). Michel Butor, l'un des plus perspicaces parmi les romanciers des années 1960-1970, a déclaré à un critique américain qui l'interrogeait en 1962 : « Il...
  • RÉCIT DE VOYAGE

    • Écrit par Jean ROUDAUT
    • 7 128 mots
    • 1 média
    ...anciens à la vue des Indiens d'Amérique, comme Paul Claudel se promenant à Fribourg pensait être dans le décor des Maîtres chanteurs. Dans Boomerang de Michel Butor, ce sont nos ancêtres, jusqu'à ceux de l'âge du fer, qu'avec les aborigènes d'Australie nous allons rechercher, comme si, où qu'on aille,...
  • KOERING RENÉ (1940- )

    • Écrit par Juliette GARRIGUES
    • 1 302 mots

    Né à Andlau (Bas-Rhin) le 27 mai 1940, le compositeur français René Koering étudie le piano et le hautbois à Strasbourg. Très tôt, son intérêt se porte sur la théorie et l'écriture musicales. Dès l'âge de quinze ans, il se penche sur les conceptions dodécaphoniques et sérielles d'...

  • Afficher les 9 références

Voir aussi