LES GROTESQUES (P. Morel), LES GROTTES MANIÉRISTES EN ITALIE AU XVIe SIÈCLE (P. Morel) Fiche de lecture
Malgré leur abondance dans l'Italie de la Renaissance, les décors de grotesques sont peu étudiés. Si on excepte un bref essai d'André Chastel et les travaux érudits de Nicole Dacos sur leur essor dans l'atelier de Raphaël à la suite de la découverte à Rome de la Maison dorée de Néron, ils ne font guère l'objet que d'analyses ponctuelles. Les grotesques souffrent en effet d'un préjugé tenace : bien des historiens de l'art croient encore qu'elles relèvent seulement de l'ornemental. Or, comme le montre brillamment Philippe Morel (Les Grotesques,coll. Idées et recherches, Flammarion, 1997), elles mettent en jeu, sous leur allure plaisante de décoration fantaisiste, des secteurs essentiels de la culture de l'époque. L'auteur le montre également pour les grottes (Les Grottes maniéristes en Italie au XVIe siècle, Macula, 1998).
Philippe Morel a examiné et photographié un nombre impressionnant de décors. Il fait ainsi découvrir au lecteur français des cycles qui lui sont à peu près inconnus, comme ceux d'Oriolo Romano (près de Caprarola) ou de Torrechiara (près de Parme). Il ne prétend toutefois pas à l'exhaustivité. Il se limite à l'Italie centrale (entendue largement) et ne s'attarde pas sur les origines : les grotesques s'inspirent évidemment de la sculpture et de la peinture antiques mais aussi, estime-t-il, des marginalia des manuscrits médiévaux. Il focalise sa recherche sur la seconde moitié du xvie siècle parce qu'un tournant décisif s'amorce avec la Contre-Réforme : plusieurs théoriciens dénoncent alors avec virulence les grotesques. L'auteur développe une approche thématique afin de mettre en lumière le profond enracinement des grotesques dans la culture maniériste.
Philippe Morel procède à des rapprochements fort probants avec la littérature. Excluant la poésie de carnaval – son érotisme ne se retrouve guère dans les grotesques –, il retient le latin macaronique, pour ses effets parodiques ; la poésie burlesque en terza rima à la Berni, pour sa tension entre rigidité formelle et liberté d'invention cocasse ; les collections littéraires hétéroclites de Doni ou Lomazzo, pour leurs accumulations dépourvues de toute logique. Il recourt également à la rhétorique. Il range ainsi sous la rubrique du paradoxe les lourds objets tridimensionnels reposant sur de frêles supports sans tridimensionalité. Toujours est-il que ces jeux sur la pesanteur (ou, mieux, sur la pondération) chahutent un des fondements de la peinture moderne : depuis Masaccio, les corps doivent paraître pesants, les appuis stables. Notons d'ailleurs, à propos de ces fréquents effets de légèreté sans raison, que l'auteur accorde peu d'attention aux formes en fils. Les décors qu'il étudie regorgent pourtant d'enroulements, ondulations et suspensions qui ne se réfèrent à rien d'identifiable : ils sont purement iconiques.
L'analyse des parentés avec les devises ou les emblèmes appelle une adhésion sans réserves. On connaît l'engouement des élites de la Renaissance pour les images étranges qui, associées à des énoncés laconiques, se personnalisent en devises ou se généralisent en emblèmes pour véhiculer des significations réservées. Or, non seulement les décors de grotesques sont souvent parsemés de devises ou d'emblèmes, mais divers auteurs de traités identifient les grotesques aux hiéroglyphes tels qu'on les comprend alors. L'essor du néo-platonisme a en effet mis à la mode une égyptomanie qui privilégie les images mystérieuses : elles sont censées transmettre une connaissance profonde des choses qui ne transite pas par la pensée discursive. On pourra critiquer le tableau que l'auteur dresse de l'imagination au xvie siècle (il fait la part belle au néo-platonisme de Ficin, au détriment de la tradition aristotélicienne), mais on ne peut qu'admirer l'analyse qu'il donne du décor « hiéroglyphique » de la bibliothèque du couvent San Giovanni Evangelista à Parme, réalisée de 1573 à 1575 : à partir d'Horapollon (découvert en 1419), des Hieroglyphica de Valeriano (1556) et des Emblemata d'Alciat (1531), il dégage une cohérence approximative et parcellaire ; il montre fort bien que le décor transpose des lieux communs en hiéroglyphes sans obéir à un programme unitaire et contraignant. Libre à l'auteur de soutenir que les grotesques ne sont pas justiciables d'une approche iconologique : si on entend par iconologie l'explication d'une œuvre visuelle à partir d'un contexte culturel complexe, et non la restitution d'un « programme » univoque, force est de reconnaître qu'il a réalisé une analyse iconologique exemplaire.
Pour rendre compte des monstres et hybrides, l'auteur exploite la tératologie de l'époque mais il hésite, semble-t-il, entre deux explications. Toutes deux se rattachent à la vieille définition de l'art comme imitation de la nature, mais l'une se réfère à la naturanaturans (à l'imitation des pouvoirs créateurs de la nature), l'autre à la naturanaturata (à l'imitation des créatures qu'elle produit). Or l'auteur évoque bien la première mais il privilégie la seconde. Il ne le fait pas sans raison puisque le naturalisme encyclopédique qu'il relève dès les Loges du Vatican (1517-1519) tourne, dans le corridor oriental des Offices (après 1579), à un collectionnisme éclectique préludant à une illustration proprement scientifique. Mais le fait que de grands naturalistes comme Aldrovandi se soient longuement intéressés aux créatures monstrueuses censées vivre dans les mers ou dans les contrées lointaines n'implique nullement que les peintres aient voulu imiter la naturanaturata quand ils élaboraient leurs monstres et hybrides. Peu importe qu'ils aient ou non respecté certaines règles, voire les figures de la similitude chères à Michel Foucault. Ce qui compte, c'est qu'ils ne représentaient jamais les êtres atteints de malformations congénitales. Par conséquent, l'argumentation que développent Gilio en 1564 et Paleotti en 1582 (monstres et hybrides n'existent nulle part, il faut donc les bannir de l'art) n'est pas seulement faible, comme le note l'auteur (ils existent peut-être en un lieu encore inconnu), elle est surtout non pertinente. Les monstres et hybrides des peintres n'existent en effet nulle part, ils renvoient d'emblée à un non-lieu, à une a-topie, comme le signale la quasi-planéité des décors dans lesquels ils figurent. Reste que la Contre-Réforme a eu raison des grotesques : elles passent de mode, celles qui ornaient les églises sont souvent détruites (leurs êtres métamorphiques véhiculaient pourtant, même si l'auteur n'en parle pas, une riche symbolique du rachat ou de la résurrection).
L'imitation de la naturanaturans est, elle, au cœur du livre que Philippe Morel consacre aux grottes des jardins maniéristes d'Italie. À partir des traités de l'époque (Agricola, Palissy…), qui reprennent ou remanient les théories antiques et médiévales sur la formation des pierres et des fossiles, l'auteur donne une explication lumineuse des aménagements intérieurs incongrus à nos yeux : les revêtements en spugne (tuf ?), les greffes de stalactites réelles, les incrustations de corail, nacre et coquillages, les jets et suintements d'eau imitent la lente création des pierres et des fossiles au sein de la terre. Le spectateur, que les jeux d'eau inondent par surprise, se voit intégré au processus à son corps défendant. Comme le prouve l'excellente analyse iconologique que l'auteur propose de la triple grotte aménagée par Buontalenti au jardin Boboli à Florence, les grottes reproduisent, au moyen de l'art, la matrice de la nature.
De ces deux livres stimulants se dégage une double leçon méthodologique. D'abord, l'iconologie peut se concevoir autrement que comme la reconstitution d'un programme précis. Ensuite, l'imitation de la naturanaturans apparaît comme l'un des ressorts essentiels du maniérisme.
Bibliographie
N. Dacos, La Découverte de la DomusAurea et la formation des grotesques à la Renaissance, Londres et Leyde, 1969
B. Palissy, Recette véritable, La Rochelle, 1563 ; rééd. Macula, Paris, 1996.
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Écrit par
- Maurice BROCK : agrégé de lettres classiques, ancien élève de l'École normale supérieure, professeur d'histoire de l'art moderne à l'université François-Rabelais, Tours
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