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FRAGONARD JEAN HONORÉ (1732-1806)

Le poète de l'amour et de la nature

La Liseuse, J. H. Fragonard - crédits : courtesy National Galery of Art, Washington

La Liseuse, J. H. Fragonard

Le succès indéniable, et justifié, qu'a rencontré Fragonard dans le genre de la peinture frivole et libertine ne révèle qu'un aspect d'un talent beaucoup plus large et plus divers. Il laisse assez vite de côté la peinture d'histoire, malgré l'accueil très favorable, enthousiaste même, qu'avait rencontré le Corésus et Callirrhoé (1765, Louvre), son tableau de réception à l'Académie. En revanche, dès son séjour à Rome, il avait montré un don tout particulier pour la peinture de paysage. À cette époque, ses productions se distinguent encore mal de celles de Hubert Robert, l'ami avec lequel il allait travailler à la campagne. Si l'on n'est pas sûr qu'il soit allé aux Pays-Bas, des tableaux comme L'Orage (env. 1760, Louvre) ou le Paysage aux laveuses (musée de Grasse), avec leurs grands ciels nuageux et mouvementés, attestent au moins qu'il a dû longuement méditer la leçon des paysagistes hollandais.

<it>Le Baiser à la dérobée</it>, J. H. Fragonard - crédits : Sergio Anelli/ Electa/ Mondadori Portfolio/ Getty Images

Le Baiser à la dérobée, J. H. Fragonard

La nature n'est pas le seul objet qui retienne son attention. Mais un trait du génie de Fragonard se décèle clairement dans cette sorte d'ouvrages : son amour et son sens profond de la réalité. Il est capable de les déployer aussi bien dans la nature morte, comme le montrent le guéridon de bois sombre et l'écharpe soyeuse à raies blanches du Baiser à la dérobée (musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg). On y reconnaît d'emblée l'élève de Chardin. Or c'est ce sens instinctif des objets comme des êtres vivants qui nous donne la clef de sa peinture galante. Il ne s'agit pas d'érotisme entendu au sens moderne du mot, mais tout simplement d'amour. L'Instant désiré (Paris, coll. Arthur Veil-Picard) montre, sur un lit, un garçon embrassant une fille. Ce pourrait n'être qu'une banale grivoiserie, mais l'élan passionné de l'amante, dont le corps nu forme une oblique qui commande la composition de tout le tableau, les bras enlacés, les visages à peine indiqués s'enlevant sur le fond indistinct de l'alcôve, tout est calculé pour rendre sensible le secret émoi de la chair.

La nuance de gravité que Fragonard sait donner au traitement des sujets en apparence les plus badins se remarque aussi dans ses travaux de décoration. On ne sait pas grand-chose de son activité dans ce domaine. Presque tous les ensembles sont détruits, ou au moins dispersés. Par chance, les panneaux peints pour Madame du Barry, à Louveciennes (1770-1773), sont conservés et réunis dans la collection Frick à New York. Fables galantes, semble-t-il ; mais une mystérieuse profusion de feuillages et de fleurs envahit les scènes où sont installés, tout petits dans leurs étincelants costumes, les personnages. Cet effet est encore plus évident dans la Fête à Saint-Cloud (Banque de France). Là encore on a affaire à une scène, avec les coulisses que constituent les arbres des côtés et une grande échappée bleue au milieu ; des buissons prolifèrent sur le devant. Les forains qui s'agitent sur leurs minuscules estrades, le public qui les entoure, tout cela est enveloppé par l'immense respiration qui pénètre les nuages, les feuilles, les branches recourbées. Dans la Fête à Rambouillet (Lisbonne, coll. Calouste Gulbenkian), il ne reste plus que l'eau qui se brise sur les rochers, une rive escarpée couverte de végétation, des frondaisons lointaines bouchant un ciel sombre. Le climat est presque dramatique ; l'accord qui régnait entre les hommes et la nature semble sur le point de se rompre : c'est déjà une vision romantique.

Fragonard appartient profondément au xviiie siècle. Avec les Guardi à Venise et Franz Anton Maulbertsch à Vienne, il est l'un des derniers représentants de la peinture rococo, arrivée au point extrême de son évolution. Le primat accordé à la touche le[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de lettres, conservateur des objets d'art des églises de la Ville de Paris

Classification

Pour citer cet article

Georges BRUNEL. FRAGONARD JEAN HONORÉ (1732-1806) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Médias

<it>Figure de fantaisie</it>, J. H. Fragonard - crédits : Erich Lessing/ AKG-images

Figure de fantaisie, J. H. Fragonard

<it>Les Hasards heureux de l'escarpolette</it>, J. H. Fragonard - crédits :  Bridgeman Images

Les Hasards heureux de l'escarpolette, J. H. Fragonard

<it>Le Baiser à la dérobée</it>, J. H. Fragonard - crédits : Sergio Anelli/ Electa/ Mondadori Portfolio/ Getty Images

Le Baiser à la dérobée, J. H. Fragonard

Autres références

  • BOUCHER FRANÇOIS (1703-1770)

    • Écrit par Marianne ROLAND MICHEL
    • 3 747 mots
    • 2 médias
    ...Deshays, Jean Honoré Fragonard, Jacques Philippe Joseph de Saint-Quentin, Louis Jacques Durameau, ou non comme Hugues Taraval ou Antoine François Callet. Comment imaginer Les Progrès de l'amour dans le cœur des jeunes filles, les quatre peintures exécutées par Fragonard en 1772 pour Mme du Barry...
  • HUBERT ROBERT, 1733-1808. UN PEINTRE VISIONNAIRE (exposition)

    • Écrit par Marie-Josèphe BONNET
    • 1 008 mots
    • 1 média
    ...Stainville, lui a apporté un répertoire de formes qui devait l’accompagner tout au long de sa vie. Et on apprécie, dans l’exposition, la confrontation avec Jean Honoré Fragonard qui se trouva à Rome en même temps que lui et peignit les mêmes motifs, comme la Grande Cascade à Tivoli ou La Lingère. En...
  • ROBERT HUBERT (1733-1808)

    • Écrit par Georges BRUNEL
    • 459 mots
    • 3 médias

    Artiste qui est à coup sûr l'un des principaux protagonistes du renouveau général de la peinture de paysage qui marque en France la seconde moitié du xviiie siècle. Hubert Robert se forma au cours d'un long séjour en Italie (1754-1765). L'intérêt pour la peinture de Claude Lorrain, qui...

  • SAINT-NON JEAN-BAPTISTE CLAUDE RICHARD abbé de (1727-1791)

    • Écrit par Georges BRUNEL
    • 330 mots

    Aimable et spirituel, goûtant les arts et les pratiquant à l'occasion, sans toutefois en faire un métier, l'abbé de Saint-Non est l'une de ces figures où l'on se plaît à voir incarnées les meilleures qualités du xviiie siècle. Il coulera à Paris une existence heureuse...

Voir aussi