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GUTAÏ

Le rôle du mouvement d'avant-garde japonais Gutaï (1954-1972) dans l'émergence de l'art contemporain demeure méconnu, malgré sa reconnaissance par le chantre français de l'art informel, Michel Tapié, dès 1957, puis par le promoteur américain du happeningAllan Kaprow, en 1966. Par ailleurs, Gutaï a longtemps fait l'objet au Japon d'un remarquable dédain : ce groupe d'artistes, au sein duquel, dès 1954 et en trois ans à peine, fut mis en œuvre ce qui se développera plus tard sous les noms d'art conceptuel, happening, installation et Body Art, y fut jugé « provincial » et trop attaché à l'esthétique japonaise ancestrale... Étrange paradoxe, qui rend néanmoins compte d'un ressort essentiel du projet initial : inventer un art futur sur les ruines de l'art ancien.

La province du Kansai (comprenant Ōsaka, Kyōto et Kōbe) constitue une aire culturelle fortement démarquée de Tōkȳo. En 1952 y est fondée l'Amicale des artistes contemporains, ou groupe Genbi. Celui-ci compte parmi ses membres Yoshihara Jirō (1905-1972), peintre fortuné et reconnu, précurseur de l'art abstrait au Japon. En 1953, Yoshihara publie dans la revue Bokubi un essai intitulé « En marge de l'art abstrait », consacré à De Kooning, Hartung, Rothko – et à Jackson Pollock, dont l'action painting tend à établir, comme la calligraphie, une fusion entre l'action et l'œuvre. Désireux d'ouvrir l'art japonais à des techniques qui en révolutionneraient les formes, Yoshihara crée l'association d'art Gutaï en décembre 1954. Elle compte alors une quinzaine de jeunes artistes issus du groupe Genbi, dont Shimamoto Shozo, Yamazaki Tsuruko, Yoshihara Michio, Yoshida Toshio..., auxquels s'adjoindront, en 1955, les animateurs du groupe Zéro (Shiraga Kazuo, Murakami Saburo, Tanaka Atsuko et Kanayama Akira). En tout une trentaine d'artistes – dont une notable proportion de femmes.

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Le mot Gutaï (« concret ») oppose explicitement à l'art « abstrait » son absence d'idéalisme. Est ici « concret » l'environnement – lieu, corps, geste, matière – d'où émerge l'œuvre, ainsi que l'énergie physique, voire la violence avec laquelle les artistes expriment leur sensibilité. De fait, encouragé par Yoshihara, Shimamoto « perfore » ses toiles dès 1950. Dans le groupe Zéro, la veine expérimentale s'affirme en 1954, lorsque Shiraga et Murakami présentent, aux magasins Soko d'Osaka, des tableaux peints respectivement avec les pieds et avec des balles imbibées de peinture. Yoshihara refuse toutefois d'assimiler ces débordements à une révolution de type dadaïste. Ils représentent pour lui – ainsi qu'il l'écrit dans le « Manifeste de l'art Gutaï », paru en décembre 1956 dans la revue Geijutsu shinsho : l'« aboutissement des recherches de nouvelles possibilités », susceptibles de libérer, dans un « cri retentissant », la « vie de la matière ».

Le « Faites ce que personne ne fait ! » adressé par Yoshihara à ses protégés les appelle pourtant bien à rompre avec un art japonais qui, depuis l'ère Meiji, tend à imiter trop servilement les innovations importées d'Occident. Gutaï n'en est pas moins avide de contacts avec l'extérieur ; de tous les mouvements actifs au Japon à la même époque, Gutaï est le seul qui cherchera une reconnaissance internationale. Dès le premier numéro de la revue Gutaï – qui paraît à partir de janvier 1955 et comptera douze numéros jusqu'en 1965 –, les noms d'artistes sont écrits à l'occidentale et le texte de Yoshihara, qui en appelle à la « sympathie du monde entier », est traduit en anglais. Dans le numéro 2 (octobre 1955) sont reproduites des peintures réalisées avec les ongles par Shiraga et au vibrateur électrique par Sumi Yasuo, des « cercles » de Yoshihara ainsi que des compositions de Tanaka autour du chiffre 6. Y sont également saluées les expériences « plastiques » menées par une jeune fille avec des produits chimiques. Beaucoup des documents photographiques publiés dans la revue demeurent aujourd'hui les seules traces d'œuvres réalisées dans la fulgurance d'un moment, et souvent dans une atmosphère de fête. Ces « actions » se multiplièrent lors de manifestations organisées de 1955 à 1957. La première d'entre elles, Exposition d'art moderne en plein air : défi au soleil de la mi-été, eut lieu en juillet 1955 sur les berges de la rivière Ashiyagawa. Les œuvres étaient signées Gutaï et, selon la volonté de Yoshihara, dépourvues de titres. On y vit Shiraga entailler à la hache des perches de bois rouge, une immense pièce de tissu rose tendue au-dessus du sol par Tanaka, des sacs en plastique remplis d'eau colorée accrochés aux arbres par Motonaga, et Murakami arrachant du sol des lambeaux d'asphalte. En octobre de la même année, la première exposition d'art Gutaï organisée à Tōkyō fut marquée par deux préfigurations du happening : le combat de Shiraga avec de la boue (Doro ni idomu) et la course de Murakami à travers des cadres en bois tendus de papier kraft (Kamiya buri).

Loin de toute provocation gratuite, ces actions tendent à faire exploser le cadre de l'art. Renvoyant à certains aspects du théâtre japonais traditionnel (Gutaï organisera en 1957 des présentations « sur scène » à Ōsaka et Tōkyō), elles consacrent une forme de beauté contemporaine jusqu'alors insoupçonnée, qui prendrait en compte les outrages du temps et la violence guerrière (un reportage sur le mouvement, réalisé en 1956 par le magazine Life, aura pour cadre d'anciens réservoirs bombardés). Elles font écho aux propos de Yoshihara (« Faire vivre la matière, c'est aussi donner vie à l'esprit »), comme à ceux de Jean Dubuffet sur la nécessité d'enregistrer les traces de la « lutte de l'outil avec le matériau ». De fait, la préoccupation picturale reste bien présente chez les artistes Gutaï. Que la peinture soit projetée à l'aide d'un canon (Shimamoto), versée par un arrosoir suspendu (Yoshida), téléguidée par un jouet (Kanayama) ou étalée avec les pieds (Shiraga), il s'agit d'aller au-delà des procédés explorés par Pollock, tout en questionnant la nature de l'œuvre : s'agit-il d'un acte ? d'une trace ? La diversification des matériaux – le goudron, la poussière (Yoshihara Michio), les papiers froissés (Shiraga Fujiko), la fumée, les liquides colorés (Motonaga), des objets lumineux ou sonores (Tanaka) – et la récupération d'objets (bidons de Yamazaki) annoncent l'appropriation des rebuts de la société industrielle telle qu'elle sera théorisée en 1960 par les Nouveaux Réalistes, tandis que les draps monochromes de Tanaka ou le cube de verre de Murakami évoquent déjà le minimalisme et l'art conceptuel.

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En 1957, Gutaï a donné toute la mesure de son inventivité. En septembre, Michel Tapié arrive au Japon, accompagné du peintre français Georges Mathieu, pour y rencontrer les membres du groupe. Le critique plaide dès lors en faveur de ce « phénomène » et de son « extraordinaire intuition ». Peu capables d'en défendre eux-mêmes l'originalité, les artistes Gutaï verront bientôt leurs œuvres assimilées à l'art informel, et associées à celles de Lucio Fontana, Antoni Tapiès, Jackson Pollock et Franz Kline, au cours d'une série d'expositions organisées au Japon en 1958. Condamné à devenir la vitrine japonaise de l'abstraction internationale, Gutaï se repliera progressivement sur des activités picturales. Durant les années 1960 et jusqu'à la mort de Yoshihara, en 1972, l'association continuera d'accueillir de jeunes artistes. Peu de leurs œuvres résisteront au temps, et leurs actions répéteront largement celles de la première période. Ironie du sort : le Japon s'enthousiasmera vite pour le happening nouvellement importé des États-Unis. Sans avoir prêté attention à l'« immense feu de joie » (Yoshihara) qui avait eu lieu dans le Kansai dix ans auparavant.

— Catherine VASSEUR

Bibliographie

Gutaï, catal. expos., Jeu de Paume-Réunion des musées nationaux, Paris, 1999

A. Okabe, « Du groupe Gutaï à l'art du Mono-ha. Les péripéties de la matière dans les années 1960 », in Artistes, no 16, Paris, été 1983

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A. Pacquement, « Gutaï : l'extraordinaire intuition », in Japon des avant-gardes : 1910-1970, catal. expos., éd. du Centre Pompidou, Paris, 1986

G. Viatte, « Mavo, Gutaï, Buto : au-delà de Dada », in Hors-limites : l'art et la vie, 1952-1994, catal. expos. sous la dir. de J. de Loisy, Musée national d'art moderne-Centre de création industrielle, Centre Georges-Pompidou, Paris, 1994

A. Yamamoto, M. Tiampo & F. de Mèredieu, Gutaï : moments de destruction, moments de beauté, Blusson, Paris, 2002.

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  • : docteur en histoire de l'art à l'université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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  • BODY ART

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