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BÜCHNER GEORG (1813-1837)

« Woyzeck »

Si, dans La Mort de Danton, la Révolution s'enrichit de tragiques résonances, dans Woyzeck (1836), la tragédie n'est pas dépourvue d'accents révolutionnaires. Si, dans La Mort de Danton, révolution rime avec prostitution et décomposition, si la raison est à chaque instant menacée par le dérèglement sexuel et l'attrait de la mort, inversement, dans Woyzeck, la passion aveugle et sourde ébranle l'édifice lézardé d'une société grotesque. Plus encore que le précédent, le second drame de Büchner a la fièvre et souffle alternativement le chaud et le froid. C'est que tout l'attirail proprement historique a disparu. Woyzeck, trente ans, soldat, père d'un enfant, est un homme simple, inculte, un pauvre bougre, un être de chair et de sang comme il le dit lui-même, en fait l'image disloquée de la créature nue, de la nature non idéale. C'est cette nature dont, dans une scène de foire, un singe costumé tient le rôle, « la créature telle que Dieu l'a faite, rien, moins que rien », « poussière, sable et ordure ». Woyzeck, pour sa part, a même renoncé au costume : il dénonce spontanément l'uniforme que l'armée lui impose. Obsédé par des hallucinations qui lui montrent le monde en creux – il voit des têtes rouler comme hérissons dans les marais, la lune se teindre de sang comme un fer rouge –, Woyzeck se laisse emporter par la jalousie et, d'un coup de couteau, tue Marie, une femme aussi simple que lui, séduite par quelques bijoux.

C'est la première fois que, dans le théâtre allemand, le pauvre bougre accède à la tragédie, tragédie aussi dérisoire que violente. Et, par là même, il confond toute une société, il échappe à ses dresseurs, matière rebelle à une forme tyrannique. Cette société du dressage, deux personnages la suggèrent, le capitaine et le docteur, l'un et l'autre parodies de l'idéalisme allemand et de la classe cultivée, pétrie de métaphysique et de bavardage, de volontarisme imbécile, de méchanceté efficace. En s'abandonnant à son sentiment, Woyzeck rompt cet ordre rigide qui l'uniformisait. Comme Danton, il contemple alors avec effroi l'abîme qui s'ouvre. Horreur sacrée de nouveau, mais doublée de toute une critique sociale.

Dans une lettre de 1834, Büchner condamnait la culture, le pédantisme comme une forme particulièrement odieuse d'égoïsme, l'expression d'un mépris envers les masses. Et il concluait : « L'aristocratisme est le plus honteux oubli de l'Esprit-Saint en l'homme : je retourne contre lui ses propres armes, orgueil contre orgueil, mépris contre mépris. » Il est vrai que ces mots étaient adressés à une famille inquiète qu'il fallait rassurer, et qu'après l'échec de sa tentative révolutionnaire en Hesse, Büchner parlera de moins en moins ce langage traditionnel.

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Pour citer cet article

Philippe IVERNEL. BÜCHNER GEORG (1813-1837) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

<em>La Mort de Danton</em> de G. Büchner, mise en scène de Claus Peymann - crédits : Lieberenz/ ullstein bild/ Getty Images

La Mort de Danton de G. Büchner, mise en scène de Claus Peymann

Autres références

  • LA MORT DE DANTON et LENZ, LÉONCE ET LENA (mises en scène)

    • Écrit par Anouchka VASAK
    • 932 mots

    Comment expliquer l'insistante présence de Büchner sur les scènes françaises, notamment lors de la saison 2001-2002 ? Comment expliquer par ailleurs la transposition à la scène de Lenz, ce récit de l'errance du poète allemand dans les vallées vosgiennes ? Pour le dire autrement : à quoi...

  • ALLEMANDES (LANGUE ET LITTÉRATURES) - Littératures

    • Écrit par Nicole BARY, Claude DAVID, Claude LECOUTEUX, Étienne MAZINGUE, Claude PORCELL
    • 24 585 mots
    • 29 médias
    ...son temps et ses propres sentiments. Un autre avait assez milité, lui aussi, parmi les révoltés pour mesurer l'inanité, à cette date, de toute révolte : Georg Büchner (1813-1837), mort du typhus à vingt-trois ans, allait, dans trois pièces et dans un récit inachevé, exprimer son amère pitié pour la créature....
  • DRAME - Drame romantique

    • Écrit par Anne UBERSFELD
    • 4 598 mots
    • 5 médias
    Quant aux pièces de Büchner, elles ne commenceront vraiment à être jouées qu'à partir de la fin du xixe siècle. Elles reflètent le contre-coup du drame romantique français sur le drame allemand. C'est ainsi que Büchner écrit Léonce et Léna (1836), parodie pleine de sens du Fantasio...
  • WOYZECK, Georg Büchner - Fiche de lecture

    • Écrit par Jean-Louis BESSON
    • 883 mots

    Georg Büchner est mort à vingt-trois ans, en février 1837, sans avoir eu le temps de mettre un point final à sa dernière pièce, Woyzeck. Le manuscrit, divisé en quatre parties qui correspondent à différentes phases de travail, n'offre pas une cohérence suffisante pour établir une version fiable...

  • MAYER HANS (1907-2001)

    • Écrit par Philippe IVERNEL
    • 790 mots

    Né à Cologne, dans une famille de la bourgeoisie juive éclairée, Hans Mayer, après des études à Cologne, Berlin et Bonn, est promu docteur en droit en 1930 et se prépare à une carrière de magistrat. Influencé entre autres par la lecture de Lukács (Histoire et conscience de classe), il se...

Voir aussi