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GÉNOCIDE

Approche idéologique

Néologisme pour une vieille pratique

Raphael Lemkin, juif polonais (1900-1959), est celui sans qui, très probablement, la Convention n'aurait pas vu le jour. Jeune avocat, il plaide sans succès à Madrid dès 1933, à l'intention de la Société des Nations, pour l'introduction du « crime de barbarie – actes d'oppression et de destruction dirigés contre des individus membres d'un groupe national, religieux ou racial – » dans le droit de la trentaine de pays participant à une conférence sur l'unification du Code pénal. L'extermination des Arméniens est alors dans toutes les mémoires. Fuyant la Pologne occupée, où il s'était engagé dans la Résistance, Lemkin se réfugie aux États-Unis et publie en 1944 Axis Rule in Occupied Europe. Il écrit à propos du mot « génocide » : « ce nouveau mot, forgé par l'auteur pour décrire une pratique ancienne dans un contexte contemporain, provient du mot grec genos (race, tribu) et du latin cide (caedere, tuer) ». L'inventeur du mot génocide, conseiller du juge Robert H. Jackson qui siégea au tribunal de Nuremberg, risque sereinement en pleine agitation juridique ce qu'Alfred Grosser appellera « la comparaison nécessaire et difficile » entre l'impensable et la série interminable des épisodes d'une « pratique ancienne ». History of Genocide, inédit du même Lemkin, comporte trois volumes : le premier est consacré à l'Antiquité, le deuxième au Moyen Âge, le dernier aux Temps modernes. Cela suffit pour conjecturer sans trop de risques que ce juriste à la pensée rigoureuse historicise sans hésiter le crime majeur du racisme hitlérien et ses effets, lesquels seront prétendument interdits de confrontation à toute continuité historique, bientôt réputés impossibles à penser.

En toile de fond de la Convention, les lois racistes, eugénistes et esclavagistes du IIIe Reich. L'élimination programmée des malades mentaux, des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels. Mais aussi des Slaves. Mais aussi le projet d'asservissement des Polonais, dont Hans Frank, gouverneur général du protectorat de Pologne, annonçait qu'ils seraient « les esclaves de l'Empire allemand ».

Est-ce tout cela qui n'est pas pensable ou Auschwitz seulement ? Tous et chacun des chapitres eugénistes, racistes et esclavagistes du credo national-socialiste ou le chapitre juif exclusivement ? De toute évidence, la Convention voit l'ensemble, et Lemkin n'est pas aveugle. De toute évidence, le sentiment de la Convention est que le monde civilisé détestant le génocide est celui des « parties contractantes », et le monde de la barbarie celui de l'Allemagne hitlérienne et des puissances de l'Axe. Or, chez les « civilisés », les situations de génocide (si l'on se reporte aux articles Ier et II) sont nombreuses, même en excluant les trois non retenues par l'O.N.U. dans la compréhension de ce crime (victimes constituées par des groupes économiques et sociaux, sexuels, politiques). Mais génocide n'est pas le seul mot du lexique juridique à avoir une histoire : la notion de « droit des gens » en a une, comme celle de « civilisation », comme celle d'« humanité ». C'est donc la « naturalité » de ces notions qu'il convient de questionner dans leur histoire, plus longue mais tout aussi repérable que celle du néologisme de Lemkin. Questionner ou pas ? Deux pondérations philosophico-historiques en résultent, radicalement opposées, des lois – et pratiques – nazies : celle, emblématique, d'Adorno et celle, gobée par un abîme de silence, de Césaire.

Penser après Auschwitz

Camp de Birkenau-Auschwitz (Pologne) - crédits : Insight Guides

Camp de Birkenau-Auschwitz (Pologne)

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Écrit par

  • : professeur émérite de philosophie politique, universités de Paris-I et de Toulouse-II

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Camp de Birkenau-Auschwitz (Pologne) - crédits : Insight Guides

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