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GARCÍA MÁRQUEZ GABRIEL (1928-2014)

Maturité technique et synthèse thématique : « Cent Ans de solitude »

Dans les premières œuvres de García Márquez, au demeurant fort courtes, Macondo n'existe que par morceaux que le lecteur doit lui-même assembler. Avec le très volumineux Cent Ans de solitude surgit, foisonnant, le roman de Macondo apparemment définitif. À côté d'éléments nouveaux, on trouve nombre de matériaux narratifs déjà connus mais encore développés et, surtout, organisés en une très habile construction romanesque. Nous suivons l'histoire de Macondo à travers celle d'une famille, les Buendía, depuis la fondation de la ville jusqu'à sa disparition après plusieurs générations. Macondo semble vivre d'abord une sorte d'âge d'or, fait d'innocence et de simplicité, connaît ensuite les guerres civiles, puis le développement économique et les conflits sociaux que lui apporte une prétendue civilisation, pour sombrer après dans la décadence et être enfin balayée par un cataclysme. Au premier abord, on est séduit dans Cent Ans de solitude, comme dans tous les autres récits de García Márquez, par le pur et simple plaisir que procure l'art du conte. Cependant, il est très vite évident que l'intérêt majeur du livre, ce sont ses innombrables possibilités de signification. Car Macondo n'est pas seulement la transposition poétisée d'Aracataca, ou même l'image symbolique de la bourgade colombienne typique. C'est aussi le symbole de toute l'Amérique latine qui, d'une manière générale, connaît le même destin, les mêmes conflits et problèmes que la Colombie. Mais surtout Cent Ans de solitude apparaît comme une histoire de l'humanité, décrite notamment à travers des mythes bibliques : Genèse et Apocalypse, patriarches et prophètes, grimoires qui contiennent l'indéchiffrable parole de Dieu, paradis terrestre et paradis perdu, Terre promise, déluge, etc. En une sorte de geste primitive, nous refaisons le chemin qui mène de la superstition à la science en passant par l'alchimie. Les humains qui peuplent Macondo ne sont ni bons ni mauvais : ils se laissent aller à leurs instincts, à des passions toujours démesurées, à l'animalité, à l'inceste, et cela en toute innocence ; ils sont aussi capables d'une patience, d'un courage et d'une générosité inépuisables. Cette fresque s'ordonne en une curieuse structure temporelle de caractère cyclique, sans début ni fin véritables, car ces cent ans sont en fait la mesure de l'éternité.

Malgré un constant arrière-fond de vie quotidienne et de claires allusions à des faits historiques, Cent Ans de solitude n'est pas un roman réaliste au sens traditionnel du terme. Ce qui achève en effet de donner à l'univers de Macondo sa dimension mythique, c'est la présence constante de l'imagination poétique et surtout du fantastique sous ses manifestations les plus diverses : interférence du passé avec le présent, cohabitation des morts et des vivants, phénomènes de voyance, de lévitation, d'insomnie et d'amnésie collectives, tapis volants, monstres, temps immobile, etc. Or l'écriture narrative de García Márquez place le fantastique sur le même plan que le réel, présentant l'invraisemblable comme le banal avec une neutralité de ton et une régularité de rythme identique. Il en résulte un effet d'humour qui est un autre trait essentiel de Cent Ans de solitude. Ces caractéristiques se retrouveront intactes, plusieurs années plus tard, dans Chronique d'une mort annoncée (1981) et L'Amour au temps du choléra (1985), des romans qui semblent fixer définitivement la « manière » de l'écrivain colombien.

Le recours permanent à ces procédés non réalistes fait que la signification de ces récits est assez ambiguë, car si d'une part solitude et destruction[...]

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Écrit par

  • : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles

Classification

Pour citer cet article

Jean-Pierre RESSOT. GARCÍA MÁRQUEZ GABRIEL (1928-2014) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Gabriel García Márquez - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Gabriel García Márquez

Autres références

  • AMÉRIQUE LATINE - Littérature hispano-américaine

    • Écrit par Albert BENSOUSSAN, Michel BERVEILLER, François DELPRAT, Jean-Marie SAINT-LU
    • 16 898 mots
    • 7 médias
    Il existe néanmoins une voie magique de la littérature hispano-américaine dont le Colombien Gabriel García Márquez (1928-2014) est probablement le plus illustre représentant. À l'instar du Mexicain Juan Rulfo (1918-1986), créateur dans Pedro Páramo (1955) d'une cité mythique, Comala, – annoncée...
  • CENT ANS DE SOLITUDE, Gabriel García Márquez - Fiche de lecture

    • Écrit par Ève-Marie FELL
    • 1 014 mots

    Gabriel García Márquez naît en Colombie en 1928, dans un village de la côte atlantique entouré de plantations bananières qui lui servira de modèle pour le cadre de Cent Ans de solitude. Étudiant en droit, il interrompt ses études lorsque la reprise de la guerre civile se solde par plusieurs...

  • LA FABRIQUE DE L'ÉCRIVAIN NATIONAL (A.-M. Thiesse) - Fiche de lecture

    • Écrit par Marie-Ève THÉRENTY
    • 1 358 mots
    • 2 médias
    ...assiste-t-on à la fin de l’écrivain national ? Pas vraiment. En témoigne, par exemple, la manière dont la Colombie et le Mexique se disputent la figure de Gabriel García Márquez. Partout se multiplient les maisons d’écrivains, les musées de la littérature, les parcours touristiques littéraires. La dernière...

Voir aussi