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GARCÍA MÁRQUEZ GABRIEL (1928-2014)

Naissance d'un mythe : Macondo

Il n'est guère d'écrivain qui, du strict point de vue des matériaux anecdotiques, ait aussi peu versé de sa propre biographie dans son œuvre. García Márquez a en effet été marqué dans son enfance par les récits d'une époque (les trois premières décennies de ce siècle) qu'il n'a pas connue et que lui ont racontée les survivants de ce monde disparu. Il s'est donc en quelque sorte nourri de la mémoire des autres, en particulier celle de son grand-père, colonel libéral, vétéran des nombreuses guerres civiles qui ont ravagé la Colombie. Quand celui-ci meurt, García Márquez a huit ans : « Depuis lors, il ne m'est rien arrivé d'intéressant », dit-il avec la tranquille exagération qui caractérise son style narratif. La matière de ses récits, de La Hojarasca (1955, Des feuilles dans la bourrasque) à Cent Ans de solitude, ce sera l'image d'une réalité déjà transformée en mythe par le recul du temps et le besoin d'affabulation des hommes. À ce mythe, il donne un nom : Macondo, ville imaginaire, transposition poético-fantastique de son Aracataca natal, mais aussi symbole de la décadence d'une certaine Colombie, décadence d'autant plus fracassante qu'elle a été précédée d'une brève époque de prospérité.

Aracataca a connu en effet au début du xxe siècle une aventure extraordinaire : la « fièvre de la banane ». L'application des méthodes capitalistes à la culture bananière a provoqué dans cette société agricole féodale de considérables bouleversements économiques, sociaux, politiques et moraux. C'est un vertigineux ouragan qui passe sur la zone nord de la Colombie, apportant une fortune inespérée mais également très factice : car, en réalité, il s'agit de la mise à sac des richesses naturelles du pays par le capital nord-américain de la United Fruit Company. Quand la tempête économique est terminée, aux alentours des années vingt, on renvoie à sa léthargie un monde exsangue, voué désormais aux nostalgies de sa prospérité passée, politiquement instable, miné par la violence des rapports sociaux. García Márquez naît précisément au moment où la « fièvre de la banane » est retombée. Mais à partir des témoignages des acteurs de cette étonnante épopée, à travers aussi sa propre expérience de la décadence qui a suivi, il fait sien un univers qui est un étrange mélange de paradis et d'enfer et auquel il manque peu de chose pour devenir fiction littéraire.

En fait, la plupart des récits de García Márquez, à l'exception de El Otoño del patriarca (1975, L'Automne du patriarche) et de certains contes, sont une seule et même histoire toujours recommencée et toujours différente, partiellement développée et approfondie jusqu'à la magistrale synthèse de Cent Ans de solitude. Peu à peu, à partir de La Hojarasca, puis dans La Mala Hora (1962), El Coronel no tiene quien le escriba (1961, Pas de lettre pour le colonel) et les contes de Los Funerales de la Mamá Grande, on voit s'élaborer la figure de Macondo, avec des lieux, des personnages et des événements qui resurgissent semblables d'un récit à l'autre, mais repris à chaque fois dans une perspective différente ou avec une importance variable. Dans une atmosphère de chaleur moite et de pluies diluviennes, une lente et fatale décomposition semble toucher les hommes comme les choses, le corps social comme les âmes. L'ennui et l'usure du temps travaillent à ce pourrissement aussi sûrement que la tension que l'on sent partout latente, alimentée par les passions personnelles, mais également par la traditionnelle rivalité entre les deux factions politiques de la Colombie : les libéraux et les conservateurs. Tout baigne dans un lourd climat qui paraît préluder à une catastrophe avec parfois, comme signe prémonitoire, le suicide des oiseaux venant[...]

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Écrit par

  • : ancien maître de conférences, université de Paris-IV-Sorbonne, U.F.R. de langue et littérature espagnoles

Classification

Pour citer cet article

Jean-Pierre RESSOT. GARCÍA MÁRQUEZ GABRIEL (1928-2014) [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Média

Gabriel García Márquez - crédits : Ulf Andersen/ Getty Images

Gabriel García Márquez

Autres références

  • AMÉRIQUE LATINE - Littérature hispano-américaine

    • Écrit par Albert BENSOUSSAN, Michel BERVEILLER, François DELPRAT, Jean-Marie SAINT-LU
    • 16 898 mots
    • 7 médias
    Il existe néanmoins une voie magique de la littérature hispano-américaine dont le Colombien Gabriel García Márquez (1928-2014) est probablement le plus illustre représentant. À l'instar du Mexicain Juan Rulfo (1918-1986), créateur dans Pedro Páramo (1955) d'une cité mythique, Comala, – annoncée...
  • CENT ANS DE SOLITUDE, Gabriel García Márquez - Fiche de lecture

    • Écrit par Ève-Marie FELL
    • 1 014 mots

    Gabriel García Márquez naît en Colombie en 1928, dans un village de la côte atlantique entouré de plantations bananières qui lui servira de modèle pour le cadre de Cent Ans de solitude. Étudiant en droit, il interrompt ses études lorsque la reprise de la guerre civile se solde par plusieurs...

  • LA FABRIQUE DE L'ÉCRIVAIN NATIONAL (A.-M. Thiesse) - Fiche de lecture

    • Écrit par Marie-Ève THÉRENTY
    • 1 358 mots
    • 2 médias
    ...assiste-t-on à la fin de l’écrivain national ? Pas vraiment. En témoigne, par exemple, la manière dont la Colombie et le Mexique se disputent la figure de Gabriel García Márquez. Partout se multiplient les maisons d’écrivains, les musées de la littérature, les parcours touristiques littéraires. La dernière...

Voir aussi