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FOUS LITTÉRAIRES

Si la tradition a consacré l'expression «  fou littéraire », c'est parce que celle-ci ressemble fort à une alliance de mots. Comment, en effet, peut-on nommer en même temps l'usage le plus complexe et le plus personnel du langage, et une affection dont le symptôme déterminant est un dérèglement de la fonction langagière qui peut aller soit vers le délire et la « salade de mots », soit vers l'accumulation de formules pauvres et stéréotypées ? Mais cette question n'est pas innocente, elle est porteuse du double mythe suivant lequel l'écrivain est parfaitement maître de sa parole et le fou un sot ou un débile. L'expression offre l'avantage de dénoncer les limites de ce mythe en indiquant l'existence de textes frontières, produits par des esprits considérés comme fous, et qui ont néanmoins valeur littéraire. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne suscite pas elle-même son propre mythe, image inverse du précédent, selon lequel le génie et la folie ont une frontière commune, l'écrivain étant trop habile à manier les mots pour les maîtriser totalement, et le fou toujours un peu inspiré. Nos sociétés connaissent bien ce mythe-là sous ses versions romantique et/ou psychanalytique. Cependant, si l'expression perdure, c'est aussi parce qu'elle contient un fond de vérité : elle nous dit que la folie est bien d'abord désordre de langage, et que le fou et le littérateur, chacun à sa façon, cherchent à résoudre la contradiction qui affecte tout utilisateur de la langue : « c'est moi qui parle la langue », et « c'est la langue qui parle à travers moi ». Le premier pôle caractérise le fonctionnement quotidien du langage ; le second est celui que dans leur écriture les fous littéraires, qu'ils en aient conscience ou non, privilégient.

Définitions

Entendue au sens strict, l'expression désigne les auteurs qui firent l'objet des recherches de Raymond Queneau dans les années trente, et dont il incorpora les résultats à son roman, Les Enfants du limon (1938), dans lequel le héros s'intéresse à son tour de près aux fous littéraires.

Essai de typologie

Un catalogue de ces fous littéraires, ainsi que quelques extraits de textes, ont été publiés depuis par André Blavier. Trois critères permettent de délimiter la catégorie, dont le représentant le plus célèbre est Jean-Pierre Brisset : ces auteurs ont publié leurs œuvres (en général à compte d'auteur) ; ils cherchent à communiquer leurs conceptions et donc à persuader le lecteur ; ils n'y sont pourtant pas parvenus, autrement dit n'ont pas constitué de secte. Ainsi définie, la catégorie pose deux problèmes. D'abord celui de ses rapports avec la psychiatrie : tous les auteurs concernés n'ont pas été déclarés fous ; et Blavier reconnaît que les critères choisis retiennent surtout les raisonneurs et autres querelleurs, les paranoïaques plutôt que les schizophrènes. L'autre problème est celui de la valeur littéraire des textes : Queneau, qui pourtant les recueillait, se déclarait convaincu de leur nullité, au moment même où il proclamait que sa mission était de « leur conférer la gloire qu'ils n'avaient pas eue ». La table des matières de l'encyclopédie de Blavier permet de se faire une idée du type d'« auteurs » auquel s'intéressait Queneau : mythologues et étymologistes, cosmogones et philosophes de la nature, prophètes et visionnaires, persécutés, « quadrateurs du cercle », astronomes (surtout anticoperniciens), médecins, inventeurs, candidats philanthropes, romanciers et poètes, dénonciateurs de la condition asilaire. On a là un bon inventaire de l'« erreur violente » ou de l'« extrême hétérodoxie ».

On ajoutera à ces fous littéraires les auteurs de « textes bruts », terme parallèle à celui[...]

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Écrit par

  • : professeur de langue et littératures anglaises à l'université de Paris-X-Nanterre

Classification

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