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BUTŌ

Le corps recréé

Dans ses premières œuvres, marquant le début du butō, Hijikata invente des danses déréglées – avec des ruptures incongrues, des mouvements convulsifs ou issus du cabaret – sur une scène habitée par des éléments baroques, voire grotesques. Le développement de ses chorégraphies va ensuite faire appel, à partir de 1968, aux caractéristiques du corps japonais. Il se réfère ainsi au corps des paysans de sa région natale, courbé par le travail dans les rizières, les jambes déformées par le dur labeur ou par des postures prises au cours de l'enfance (les bébés restant souvent dans des paniers, les jambes attachées) auxquelles les mères devaient les contraindre pour pouvoir travailler dans les champs. Il recrée ainsi une artificialité du corps, déplace le centre de gravité vers le bas, infléchit les jambes vers l'extérieur, imposant une tenue particulière des pieds sur la tranche. Il invente une « contre-danse », un corps affaibli, des postures sacrificielles. Peu à peu, le style butō se définit par la blancheur des corps et des visages, la lenteur des mouvements, l'animalité, la labilité d'un sexe à un autre, les défigurations du visage, un art de la métamorphose. Cette évolution du butō vers une danse adaptée au corps japonais, qui privilégie un érotisme androgyne, fait référence aux anciens rites shintō, voire au chamanisme. Le butō renonce à toute virtuosité et presque à la danse, lui préférant l'expression d'une sauvagerie qui allie l'abject et le sacré. Le danseur vient sur scène exposer un moment de vie. Sa gestuelle se raréfie et frôle l'invisible, se dérobe aux regards par un jeu subtil d'ombres d'où émerge une intense présence. En 1968, La Rébellion de la chair marque un tournant dans l'œuvre d'Hijikata. Ce spectacle, qui est à la fois rituel et sacrificiel, affirme les racines d'un corps japonais authentique qui piétine (au sens propre comme au sens figuré) les dernières traces de l'influence occidentale. Hijikata y apparaît également en femme (il a laissé pousser ses cheveux) ou en fillette mais n'occulte pas ses attributs masculins, et finit même par exposer son corps recouvert de bronze et doté d'un phallus postiche doré. Hijikata dit alors « sacrifier son identité d'homme » pour danser habité par le souvenir de sa mère ou de sa sœur.

À partir de 1969, sa compagnie, qui n'était composée que d'hommes, deviendra entièrement féminine. La rencontre avec la danseuse Ashikawa Yokō, exceptionnelle interprète, n'est pas étrangère à ce revirement. L'œuvre allait désormais reposer sur des danseuses pour s'orienter finalement vers le kabuki du Tohōku, ce qui constitue un retournement inattendu et presque total, le butō s'étant affirmé en réaction aux danses traditionnelles japonaises dont fait partie le kabuki. Hijikata créera d'ailleurs des katachis (enchaînements propices à un entraînement) qui empruntent au kabuki ou aux arts traditionnels.

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Écrit par

  • : écrivaine, journaliste dans le domaine de la danse

Classification

Pour citer cet article

Agnès IZRINE. BUTŌ [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

Autres références

  • BALLET

    • Écrit par Bernadette BONIS, Pierre LARTIGUE
    • 12 613 mots
    • 20 médias
    Dans le Japon vaincu naît une danse en opposition à l'esthétique du théâtre nō et du ballet classique occidental. Son nom,le buto, vient du groupe de recherche Ankoku Buto Ha (« la danse des ténèbres »), qui s'est créé autour de Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ohno (1906-2010)....
  • HIJIKATA TATSUMI (1928-1986)

    • Écrit par Bertrand RAISON
    • 1 185 mots

    Avec la mort de Hijikata Tatsumi, c'est un peu de la force de l'avant-garde japonaise des années 1960 qui s'en est allée. Il ne fut pas seulement le fondateur de l'ankoku buto (signifiant « danse des ténèbres » ; plus tard abrégé en buto), mais surtout le révélateur de...

  • IKEDA CARLOTTA (1941-2014)

    • Écrit par Thomas HAHN
    • 954 mots
    • 1 média
    La décision de se lancer dans ce courant chorégraphique n’est pas seulement artistique. En effet, à ses débuts, le butō se veut aussi un engagement citoyen contre la société industrielle et la présence militaire américaine au Japon. Cette contestation passe par la libération du corps. Avec sa petite...
  • MUROBUSHI KŌ (1947-2015)

    • Écrit par Thomas HAHN
    • 1 067 mots
    • 1 média
    Après avoir créé en 1972, avec Maro Akaji, la troupe Dairakudakan, il règle des chorégraphies fondatrices du butō pour Ariadone, la compagnie d’Ikeda Carlotta (qui avait collaboré avec Dairakudakan) et composée uniquement de danseuses. Puis, en 1976, il fonde Sebi, une troupe exclusivement masculine....

Voir aussi