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HIJIKATA TATSUMI (1928-1986)

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Avec la mort de Hijikata Tatsumi, c'est un peu de la force de l'avant-garde japonaise des années 1960 qui s'en est allée. Il ne fut pas seulement le fondateur de l'ankoku buto (signifiant « danse des ténèbres » ; plus tard abrégé en buto), mais surtout le révélateur de toute une génération de poètes, d'acteurs, de cinéastes qui se reconnut en lui. Personnage hors du commun, il fascinait autant par sa danse que par un état d'esprit qui attira auprès de lui des personnalités aussi différentes que l'écrivain Mishima Yukio ou le metteur en scène Terayama Shuji. Danseur, chorégraphe, s'opposant violemment aux formes du ballet classique comme à celles de la danse moderne, il créa, à la fin des années 1950, un style qui s'est, depuis lors, propagé dans le monde entier. Le buto évoque tout naturellement aujourd'hui des corps nus, blanchis, des visages grimaçants et des positions suscitant une angoisse indicible alors que, à l'origine, Hijikata n'était pas tellement préoccupé par ces aspects formels qui, un peu malgré lui, firent rapidement école. Ironiquement, c'est à l'étranger, en Amérique en Europe, que le buto a rencontré ses premiers succès. Les quelque vingt ans de lutte clandestine qu'aura demandé la reconnaissance du travail de Hijikata à l'intérieur de l'archipel ont moins profité au maître lui-même qu'à ses nombreux disciples. Hijikata s'est vu cantonné ainsi dans le rôle d'éminence grise, de père spirituel à la fois proche et lointain : il avait du reste volontairement arrêté toute activité à partir de 1976.

Il y a là une ambiguïté qui pèsera par la suite : ses élèves se serviront en effet de son nom pour cautionner leurs propres développements qu'ils considèrent, le plus souvent, comme un retour aux valeurs japonaises. Or cet aspect traditionnel n'existait pas du tout dans les premières performances de Hijikata, plutôt influencées par le surréalisme français et européen. Tout comme les happenings américains d'Allan Kaprow, ces performances avaient un contenu nettement plus radical. C'est cette radicalité qu'il faut entendre dans le titre : Danse des ténèbres que Hijikata utilisa en 1961 pour définir sa danse. Il avait l'habitude de dire : « Ce n'est pas l'ombre qui est l'esclave de la lumière, mais au contraire c'est l'obscurité qui encourage la lumière à être la lumière. » Au Japon, ce lieu de l'ombre correspondait au Tōhoku (situé à l'extrémité nord de l'île principale), région déshéritée surnommée le « Tibet » du Japon, où précisément Hijikata était né, tout comme Terayama.

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En empruntant aux gestes du labeur quotidien rarement présents sur la scène de la danse classique, l'Ankoku Buto reconnaissait, sans avoir de message politique explicite, le monde des pauvres et des exclus. C'est ainsi en tout cas que réagissaient les militants du Zengakuren (version nipponne de la révolte estudiantine des années 1960), qui soutenaient le travail de Hijikata en feignant d'ignorer le lien qui l'unissait politiquement à Mishima, très à droite par rapport au mouvement étudiant. Si le Buto, en montrant le corps dans tous ses états, répond à une esthétique, il fut d'abord l'expérience d'une réalité. En effet, Hijikata, né le 9 mars 1928 dans un village extrêmement pauvre de la préfecture d'Akita, devait se souvenir toute sa vie de son enfance. Il passe sa jeunesse environné par le bruit des cigales, le claquement des sabots des chevaux et les cris d'un père alcoolique. Autant de thèmes qu'il intégrera plus tard dans ses créations, par exemple dans Un paysage du vent. Venu à la danse par le biais des techniques d'inspiration occidentale, il se rend à Tōkyō vers la fin des années 1940. Il suit les cours de Takaya Eguchi (très influencé par l'école allemande et spécialement par Mary Wigman) et de Yada Dan (chorégraphe du music-hall). Ayant pris très tôt ses distances avec les méthodes d'enseignement, il choque considérablement la profession dès sa première chorégraphie, Kinjiki (« Couleurs interdites »), en 1959. On pouvait le voir provoquer sexuellement un jeune garçon et disparaître avec lui en courant sur une scène obscurcie. Selon les témoins, un coq aurait même été immolé en public pour exprimer ce moment de terreur et de désir. Inoubliable scandale pour les partisans de la danse moderne qui s'écartent à jamais de Hijikata, mais le chorégraphe gagne un admirateur de taille en la personne de Mishima, qui n'a jamais hésité à le soutenir moralement et financièrement.

Au fil des années, les références à la littérature européenne, du dadaïsme aux romans de Genet, s'estompent ; Hijikata s'en débarrasse définitivement en mimant à Tōkyō, en 1968, au cours d'une performance en solo, une grotesque ascension vers la liberté. Il s'intéresse de plus en plus à l'héritage japonais et se préoccupe sérieusement de former ses danseurs, en particulier Kasai Akira et Ishii Mitsutaka. Ces derniers le quittent pour constituer leur propre groupe. Un de ses anciens élèves, Mare Akaji, fonde la troupe du Dairakudakan (Vaisseau de guerre du grand chameau). Hijikata devient alors l'inspirateur de l'avant-garde culturelle de l'époque, au théâtre, au cinéma et même dans les arts graphiques. C'est le moment aussi où le monde typiquement masculin de la Danse des ténèbres bascule dans l'univers féminin. Après le départ de ses disciples, Hijikata renoue avec ses racines ; il retourne au pays natal et tente de retrouver l'image perdue de sa mère et de ses sœurs qu'il porte en lui. Dans une de ses pièces, Une maison tranquille, il joue le rôle quelque peu fantomatique de sa sœur malade. « Les femmes, confie-t-il à un ami, sont nées avec la capacité de vivre l'irrationalité de la vie, c'est pourquoi elles peuvent incarner l'irrationalité de la danse. » En 1972, dans Les 27 Nuits des quatre saisons, trois danseuses, dont l'incroyable Ashikawa Yoko, font sensation en introduisant une nouveauté stylistique en tout point opposée à l'élévation, ce maître mot du classicisme ; genoux pliés, elles se déplacent au ras du sol. Quatre ans plus tard, Hijikata rompt définitivement avec la scène. Il continue cependant à s'entraîner, mais s'enferme dans le silence. Avant sa mort, la rumeur laissait croire qu'il tenait un cabaret...

Hijikata Tatsumi aura été l'initiateur d'un formidable mouvement auquel se rattacheront les principaux danseurs du buto, même si certains, comme Amagatsu, le chorégraphe de la troupe Sankaijuku, sont plus attirés par les débuts radicaux du maître. Sa figure est inséparable de celle d'Ono Kazuo, l'âme pour ainsi dire du buto.

— Bertrand RAISON

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  • BALLET

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    ...et du ballet classique occidental. Son nom, le buto, vient du groupe de recherche Ankoku Buto Ha (« la danse des ténèbres »), qui s'est créé autour de Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ohno (1906-2010). Cette danse est l'expression tragique d'une contestation radicale de la société, après le cataclysme...
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