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ALIÉNATION, sociologie

Pour les sociologues, le concept d'aliénation a été forgé par Karl Marx à la suite de ses lectures de Hegel. Lors du rapport salarial capitaliste, le résultat du travail de l'ouvrier ne lui appartient pas puisqu'il a échangé un temps de travail contre un salaire. À la fin de cet échange salarial capitaliste, le résultat du travail de l'ouvrier lui est étranger, c'est-à-dire aliéné, puisqu'il est propriété de l'employeur : il est ainsi dans la nature de cet échange marchand (un temps de travail contre un salaire) que sont les rapports de production capitaliste de déposséder l'ouvrier – ou plus généralement le salarié – des résultats de son travail au bénéfice du capitaliste.

La caractéristique essentielle du rapport entre capitaliste et ouvrier (qui fonde l'aliénation) réside dans le fait que l'ouvrier est chaque jour contraint d'aller vendre sa force de travail, car il ne dispose pas des moyens de production (pour produire une quelconque marchandise à vendre) ni des moyens de subsistance pour faire vivre sa famille. Autrement dit, le processus de l'exploitation capitaliste découvert par Marx comporte en son sein celui de l'aliénation.

C'est la séparation entre travail et capital qui conduit à l'aliénation du résultat du travail et, au-delà, c'est toute la production capitaliste qui est processus d'aliénation : Marx écrit que l'acte de travail est « extérieur à l'ouvrier, que le travail dans lequel l'homme s'aliène est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre » (Manuscrits de 1844). Quoiqu'il ne faille pas prendre au pied de la lettre la dernière partie de cette phrase (elle pourrait aussi définir l'esclavagisme), Marx y opère clairement le passage de l'aliénation du résultat du travail ouvrier à l'aliénation de l'ouvrier lui-même.

Dans le même ouvrage, Marx va plus loin et annonce les critiques de la « société de consommation » qui fleurirent à partir des années 1960 : « Avec la masse des objets augmente donc l'empire des êtres étrangers auquel l'homme est soumis et tout produit nouveau renforce encore la tromperie réciproque et le pillage mutuel. [...] Sur le plan subjectif même, cela se manifeste [...] en ceci que l'extension des produits et des besoins devient l'esclave inventif et toujours en train de calculer d'appétits inhumains, raffinés, contre nature et imaginaires ». Toute cette thématique a été reprise d'abord par Herbert Marcuse ou par C. Wright Mills puis par toutes les critiques du capitalisme développées dans le dernier quart du xxe siècle qui ont fait quelquefois converger son utilisation avec les préoccupations des psychanalystes.

Dans cette signification élargie, l'aliénation s'oppose de plus en plus nettement à la liberté dont seraient privés les salariés en général, toujours plus aveuglés par les logiques de la consommation et par la nécessité d'accroître leurs revenus donc leur temps de travail avec l'exploitation qui l'accompagne. D'où cet appel à la liberté et à la démocratie, si présent chez C. W. Mills : « Ce n'est pas un simple paradoxe de dire que les valeurs de liberté et de raison se trouvent derrière l'absence d'épreuves, derrière l'inconfortable sentiment d'inquiétude et d'aliénation. De même, l'enjeu où conduisent les menaces qui pèsent sur la liberté et la raison est essentiellement l'absence d'enjeux explicites ; c'est à l'apathie qu'ils nous mènent, plutôt qu'à des enjeux définis en tant que tels » ([...]

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Pour citer cet article

Jean-Pierre DURAND. ALIÉNATION, sociologie [en ligne]. In Encyclopædia Universalis. Disponible sur : (consulté le )

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